L'AMOUR ET LA MORT Christoph Willibald GLÜCK Orfeo ed Euridice Magdalena Kozená (Orphée), Madeline Bender (Eurydice), Patricia Petibon (Amour)Les représentations du mythe d’Orphée ne manquent pas et les musiciens ayant traité de ce sujet sont nombreux.
Un exemple parlant : ouvrez le "Dictionnaire chronologique de l’opéra" publié par "Le Livre de Poche".
Voici la liste des six premiers opéras :
"Daphné" de Jacoppo Peri, "L’amphiparnasse" d’Orazio Vecchi, "La folie sénile" d’Adriano Banchieri, "Eurydice" de Jacoppo Peri, "Eurydice" de Giulio Caccini, "L’Orfeo" de Claudio Monteverdi.
La moitié des opéras qui inaugurent le genre sont consacrés au mythe d’Orphée.
Par la suite, ce sujet n’a cessé d’intéresser les compositeurs.
Citons simplement Offenbach, Milhaud, Stravinski, Glass… pour les plus récents.
Ajoutons que Gluck lui-même a rédigé deux versions (dont l'histoire est identique) :
La première en 1662, en italien et une seconde version en français douze ans plus tard.
On a l'impression que cette œuvre est destinée à être multipliée.
Un peu comme si son originalité était de ne pas avoir de moule original.
Tout le monde connait l'histoire.
Le jour de son mariage, la belle Eurydice meurt à cause de la morsure d'un serpent.
Orphée, son mari est inconsolable au point de vouloir se suicider afin de la rejoindre.
La déesse de l'amour est émue par cette situation et elle propose à Orphée d'aller récupérer son épouse en Enfer.
En effet, il a un don particulier, il émet un si beau chant qu'il est capable de charmer les animaux, mais aussi les arbres. Alors, pourquoi pas les esprits ?
Il serait l'un des fils d'Apollon (c'est ce que dit "L'Orfeo" de Monteverdi).
Ce talent lui permettra peut-être d'apitoyer les furies afin qu'elles lui rendent son épouse.
Mais, il y a une condition (les dieux grecs et les vendeurs d'assurances ont ce point commun de toujours poser une condition) : ne jamais porter le regard sur sa bien-aimée tant qu'ils seront en Enfer.
Au fond, c'est assez logique, l'Enfer a ses secrets de fabrication. Transformer un être humain en esprit errant pour l'éternité est une sacrée prouesse. On se doute que les gardiens de l'Enfer, en cuisiniers talentueux, ne veulent pas que l'on révèle leur secret.
Le Doggy Bag ne semble pas une tradition au-delà du Styx.
On imagine aisément la suite. Tout se passe très bien jusqu'à ce que le mortel fasse preuve de sa mortalité, c'est-à-dire de sa faillibilité.
Il est peut-être très fort, mais il n'est pas un dieu.
Donc, il ne peut pas remplir entièrement les conditions que les dieux lui imposent.
Il va réussir à charmer les monstres de l'Enfer, mais il ne pourra pas résister à se tourner vers Eurydice pour la regarder.
Cela suffira à rompre le contrat avec les dieux.
Eurydice devra donc retourner en Enfer parmi les morts.
C'est ainsi que fonctionne la condition humaine.
Les humains sont mortels, on n'y peut rien.
La douleur d'Orphée est immense.
Il vient de perdre une seconde fois celle qu'il aime.
Quoi de pire ?
Certes, il devrait arrêter de se lamenter et se faire une raison en philosophant sur la démesure de nos désirs infinis, par rapport à la finitude de notre condition.
C'est triste, mais c'est ainsi.
Les opéras, consacrés au sujet, font généralement mourir Eurydice (sauf chez Offenbach où elle retourne en Enfer pour faire la fête). Certains vont même jusqu'à châtier Orphée pour sa faiblesse. C'est le cas de Luigi Rossi (1647) qui fait déchiqueter Orphée par Bacchus et ses comparses.
Gluck se refuse à ce que l'on pourrait appeler un fatalisme.
C'est cela la particularité de cette version de l'histoire.
Il ne se soumet pas au diktat de la théodicée (justice divine ou providentielle).
Il s'élève à une perspective supérieure.
Il pense un rapport" dialectique" entre l’amour et la mort.
Qu'est-ce que cela signifie pour un philosophe ?
Chez Hegel, le terme "dialectique" désigne un processus dont le résultat est la confrontation de deux éléments contraires. Alexandre Kojève, qui introduisit la pensée de Hegel en France, vers 1930, traduisait "dialectique" par : "négation-transformation". Par là, il souligne bien qu'une chose doit rencontrer ce qui la détruit afin de pouvoir se métamorphoser en autre chose, en quelque chose de plus accompli.
Hegel donne l'exemple du bourgeon qui se transforme en fleur, pour finir en fruit.
Pensons aussi au papillon qui est une vulgaire chenille passée par le stade du cocon.
C'est exactement ce qu'est le couple Orphée/Eurydice.
Ce n'est pas un couple ordinaire qui se rencontre un jour, qui vit ensemble et qui, peut-être, décide de divorcer.
C'est un couple existentiel, voire métaphysique.
Une sorte d'unité androgyne comme en parle Platon dans "Le Banquet".
Un vivant avec une morte. Une morte vivant sa propre mort avant de renaître après être morte une seconde fois.
On a bien une sorte d'entité complète et paradoxale, ou complète parce que paradoxale.
Pour Platon c'était, entre autres, des entités "hommes-femmes".
Mais il utilise ce mythe pour nous apprendre que le paradis "androgyne" est perdu. Nous ne serons plus jamais aussi forts que quand nous ne faisions qu'un avec notre moitié.
Il définit l'amour comme un désir impossible.
L'unité originelle n'est pas accessible. Du moins pas en cette existence.
Gluck bouleverse l'histoire. L'Amour intercédant une seconde fois, il va permettre à Eurydice de re-vivre (de "re-re-vivre").
Pour quelles raisons ?
La volonté d'un "happy end" ou plutôt des considérations préromantiques ?
Peu importe.
Gluck n'est pas un débutant, cet opéra est son trentième (il en rédigera encore quinze après celui-ci).
Difficile de l'imaginer en précurseur de Walt Disney ou en thuriféraire d'un romantisme précieux encore inexistant (d'ailleurs, le vrai romantisme se complait très souvent dans la mort).
En revanche, on peut y voir la marque d'un individu qui se dit, après tout, que si les dieux sont capables de ressusciter une femme une première fois, il n'y a pas de raison objective qu'ils ne puissent pas réitérer l'exploit.
Si l'amour est omnipotent (et c'est l'argument), et s'il trouvé juste de réunir des amants séparés une première fois par la mort, pourquoi trouverait-il injuste de ne pas les rassembler une seconde fois ?
S'il peut "tout", il peut "TOUT".
Voilà une fin optimiste à la fois satisfaisante et cohérente.
En effet, même dans ses moments les plus mélodramatiques (écouter le début du premier acte qui est une messe de requiem ponctuée par les lamentos déchirants d'Orphée), la musique n'est jamais sinistre.
On a l'impression que Gluck nous laisse toujours un espoir.
L'œuvre est splendide.
La douceur de la musique contraste souvent avec ce qu'exprime le chant.
Cela porte à une sérénité.
En outre, certains airs ont à la fois la grâce et la beauté de ce que produit un contemporain de Gluck : Wolfgang Amadeus Mozart.
Ce dernier n'a pas traité directement le thème d'Orphée, mais il a aussi réuni des jumeaux métaphysiques : Tamino et Pamina dans "La Flûte enchantée". Là aussi on y défie la mort et on y triomphe grâce à un jeu dialectique.
Au fond, la musique n'est-elle pas la meilleure métaphore de cette éternité qui transcende et sublime la mort ?
On ne saura jamais ce qu'est devenue Eurydice, mais les œuvres de Gluck, de Mozart, etc. leur ont survécu et, on l'espère, nous survivrons.
La musique serait alors une forme d'éternité à la portée des humains.
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