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COURS DE PHILOSOPHIE - Année scolaire 2024 / 2025

Mercredi 30 octobre 2024

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Vocabulaire critique de A à B

Le livre entier est téléchargeable gratuitement en epub ou PDF aux adresses suivantes :




A (la lettre "A") : Il arrive que de simples lettres suffisent à évoquer un monde complexe et riche. "X", par exemple, est ce qui cristallise la somme de tous les inconnus ou de toutes les situations qui font références à une absence d'information. Monsieur X est connu de tout le monde, même si, par définition, personne ne sait qui il est. De même pour Madame "Y", souvent la compagne d'infortune du précédent. Une situation "X" renvoie à un fait indéterminé que l'on va pouvoir inventer pour la circonstance. Bon, "X" évoque aussi une certaine branche cinématographique dont on parlera peut-être, dans un autre article. "A", tout seul est peu loquace. Quand il est suivi de "B" et de "C", c'est déjà plus parlant. On aurait pu lui attribuer la place symbolique du début de l'alphabet, mais cet honneur lui est souvent volé par "alpha", rarement évoqué sans son double "oméga".
En fait, "A" n'est pas un bon client quand il est seul. C'est une lettre sociable qui ne prend de sens qu'avec ses semblables. Dès qu'elle est multipliée, elle devient signifiante.
"AA" renvoie invariablement aux Alcooliques Anonymes, ce que n'importe honnête homme est censé savoir, même s'il n'a jamais été familier avec la dive bouteille.
"AAA" est un format de pile que tout consommateur de transistor connaît. Ce sont les trois petites piles qu'il ne faut pas confondre avec le format R6, sous peine de devoir retourner au magasin.
"AAAAA", plus prosaïquement est "l'Association Amicale des Amateurs d'Andouillette Authentique" mais ça, on s'en fiche.
Après, il reste des tas de variations sur le thème du "A" où cette voyelle est dominante. "Ha,ha,ha…", comme c'est drôle. "Aie, Aie, Aie…", comme c'est douloureux. "Argh"… je me suis trompé.
Voilà pour "A" et on s'arrêtera là, car je ne me vois pas reproduire un tel éloge pour toutes les autres lettres de l'alphabet.

ACTION (bonne action) : La moindre des choses qu'un adulte puisse faire pour un enfant, c'est de répondre à ses questions. Il y a plusieurs raisons à cela. D'abord, il est important d'éduquer la génération qui nous suit. C'est sur ce principe que repose la survie de l'espèce. Nous transmettons les savoirs que nous avons acquis afin de progresser ou au moins pour éviter de régresser. Une génération qui s'y refuserait et confisquerait tout le savoir, renverraient les hommes à l'âge de pierre. Ensuite, c'est tout simplement un devoir moral, car l'adulte est responsable de l'enfant.
À ce propos, que faudrait-il répondre à un enfant qui demanderait ce qu'est une bonne action ? Voilà une question plutôt complexe et cependant tellement pertinente.
Enfant, nous jugeons nos actions en fonction de leur utilité ou de leur efficacité, mais aussi pour leur valeur morale. A cet âge, cela signifie surtout l'approbation ou la sanction qui pourrait en résulter. L'idée de valeur morale est peut-être un peu surdéterminée. On nous dit que telle chose est un "mal" ou que telle autre est un "bien" et on ne dépasse guère le réflexe pavlovien avant d'atteindre l'âge de raison, c'est-à-dire l'âge des questions.
Alors, un jour, l'enfant qui veut cesser de n'être qu'un enfant s'interroge : "Au fond, qu'appelle-t-on une bonne action ?" Cette question le propulse immédiatement dans les plus hautes sphères de la philosophie. Et, comme la plupart des philosophes, il n'a aucune réponse à cette question.
Aussi, quand il demande. Que doit-on lui répondre ?
L'entreprise est délicate, car, a moins de se soumettre aveuglément à un dogme, il n'y a pas qu'une seule réponse.
Il faudra lui expliquer qu'il y a plusieurs manières d'envisager le rapport à la morale.
On va distinguer quatre manières de définir le bien et le mal. Il y a en a des dizaines, mais il faut éviter de tout compliquer.
D'abord, on peut dire qu'une bonne action est une action conforme à un principe qui est bon en soi. Suivre ce principe, c'est forcément produire une bonne action. Par exemple, il faut dire la vérité, car c'est une valeur supérieure. En revanche, le mensonge est mauvais, donc il ne faut pas mentir. Peu importe, à ce stade, que ce soit un commandement religieux ou l'expression d'une morale laïque universelle, du moment que c'est acceptable. Cette morale est une morale du devoir. Je dois me soumettre au bien.
On peut, en revanche, considérer que cette morale est discutable. En effet, on ne sait jamais vraiment si un principe est bon en soi. En outre, on peut se demander s'il est pertinent de suivre un bon précepte si les conséquences sont mauvaises.
Pour reprendre l'exemple précédent, admettons que le mensonge soit mauvais, ce qui n'est pas aberrant. Il est destructeur du lien social, on ne peut pas l'universaliser, il sert à prendre l'ascendant sur autrui en le privant de la vérité, etc. Est-ce à dire que je ne dois jamais mentir, même à des assassins qui me demanderaient où se trouve un ami qu'ils veulent tuer ? Vais-je livrer un frère à des monstres ? Ici, ce n'est pas le principe qui importe, mais ce qui en résulte. C'est la morale conséquentialiste.
On peut encore envisager une autre approche : la morale de la vertu. C'est quand on affirme qu'une bonne action est une action qui grandit un homme, qui en fait quelqu'un de meilleur. On compte sur le fait que nos sommes capables de prendre des bonnes habitudes qui nous rendront moraux.
Enfin, on pourra même évoquer l'idée d'une morale esthétique où le bien serait l'équivalent du beau. Ne dit-on pas qu'une mauvaise action est laide et qu'un beau geste produit une bonne action ?
Le problème est qu'il va falloir expliquer à l'enfant qu'il n'y a pas de solution simple. Toutes ces idées peuvent mener au pire. La morale du devoir peut produire les conduites les plus fanatiques, puisque les conséquences sont secondaires. La morale conséquentialiste peut nourrir l'égoïsme puisqu'il y a toujours une bonne raison de ne pas agir par principe. Le pragmatisme est une voie souvent obscure. Quant à la vertu, il faudrait pouvoir la définir clairement. Enfin, le lien entre le beau et le bien n'est pas toujours très évident.
Ce que devra retenir l'enfant, c'est que la question est complexe et que le simple fait de la poser est déjà une manière d'aller vers davantage de sagesse. La pire morale est celle qui ne s'interroge jamais sur sa pertinence. C'est celle des "faiseurs" de morale, c'est-à-dire des donneurs de leçon. Ceux-là, forts de leurs convictions sont les vrais méchants, car ils ne doutent de rien et surtout pas de leur propre personne.

ÂGE : Il y eut un temps, au fond des âges, où l'homme n'avait que deux âges. On naissait enfant et on mourrait adulte. Le troisième âge n'existait pas ou très rarement. Deux générations se côtoyaient. Difficile d'être grands-parents quand on vit en moyenne vingt-cinq ou trente ans. Puis, apparut le troisième âge. Quand ? Sans doute au plus profond de l'antiquité. En témoigne la devinette du sphinx : qu'est-ce qui a quatre pattes le matin, deux pattes à midi et trois pattes le soir ? L'homme, évidemment, car il est successivement enfant, adulte et vieillard. Et loin d'être une tare, le troisième âge conférait un statut enviable, car les poètes et les philosophes lui accordèrent un statut de sagesse. Dans l'imaginaire de la Rome antique, "senis" (vieux) vous associait davantage avec le "sénat" qu'avec une maladie "sénile". Vivre vieux était une sorte de bénédiction et on pouvait y voir des signes favorables. Celui qui n'est pas mort jeune a été assez intelligent pour ne pas brûler la chandelle par les deux bouts ou pour ne pas se faire tuer à la guerre. Peut-être même a-t-il été épargné grâce à la bienveillance des dieux.
Certes, il ne faudrait pas non plus exagérer. On se doute que la jeunesse antique n'était pas en extase devant les plus anciens. Combien de "jeunes gardes " ont massacré les vieux pour leur prendre le pouvoir ? L'histoire politique déborde de ce type de récits.
Bref, trois âges avec chacun leurs vices et leurs vertus.
L'enfance est dynamique et curieuse de tout. L'enfance serait innocente, car exempte de préjugés. En effet, elle échappe encore au formatage culturel. En revanche, l'enfance est, selon Descartes, une période peu sympathique, car nous y sommes profondément ignorants et peu aguerris à l'exercice de la raison. Un cartésien du nom de Nicolas Malebranche n'hésite pas à faire un parallèle qui ferait hurler, aujourd'hui : "L’animal, l’enfant, l’idiot perçoivent et connaissent à leur manière..." Voilà l'enfance habillée pour l'hiver.
L'âge adulte est celui de la maturité, de l'indépendance. Enfin affranchi de la tutelle de nos parents nous pouvons exercer notre liberté, c'est-à-dire prendre nos responsabilités pour être autonomes. Bien sûr, cette liberté permet de faire le pire comme le meilleur. Et comme nous disposons de toutes nos forces et que nos ressources sont importantes, la contrepartie de l'âge adulte est que nous pouvons sombrer très bas. La plus haute vertu ne vaut-elle pas que si elle peut être tentée par le plus profond des vices ?
Enfin, il y a la vieillesse et la sagesse. Parfois une sagesse forcée, car les excès de l'âge précédent ne sont plus possibles et c'est tant mieux. Mais l'expérience permet aussi de relativiser un grand nombre de choses, ce qui n'est pas sans apporter une certaine sérénité. Le côté un peu sombre, c'est que c'est, chronologiquement, le dernier âge, celui qui nous conduit vers le néant. Pire, il arrive que la route soit sinueuse ou qu'elle fasse des détours du côté de la souffrance voire de la sénilité. La fin n'est jamais facile, même si le stoïcien Marc Aurèle semble nous dire que c'est simple : "Tu as embarqué, tu as navigué, tu as accosté, maintenant débarque." Belle métaphore qui sollicite les trois âges.
Certes, on aurait pu ajouter la période de l'adolescence comme une zone plus ou moins claire entre l'enfance et l'âge adulte. On pouvait aussi évoquer un quatrième âge, car aujourd'hui l'espérance de vie fait qu'une génération peut côtoyer ses arrières petits enfants. On pouvait même parler de cette idée trop répandue "d'adulescence". Ce mélange d'adolescence et d'adulte, qui désigne des individus qui ne parviennent pas à devenir adultes.
Pour l'adolescence, c'est vrai et cela mérite même un chapitre entier à part. En revanche, pour le quatrième âge, on n'en voit pas la nécessité. Sinon pour donner l'illusion, aux sexagénaires, qu'ils ne sont pas encore vieux. Quant aux adulescents, pourquoi faire une catégorie spéciale pour des individus, dont le seul trait de caractère est l'immaturité ? Cela n'a pas grand-chose à voir avec l'âge.
Que conseillent les vrais philosophes face à cette trinité du vivant ?
D'abord, ils vous diront qu'il est absurde d'être pressé de devenir adulte quand on est enfant. Il y a un temps pour tout et des plaisirs pour chaque époque. Il ne faut pas non plus craindre de devenir vieux quand on est adulte, car, sauf décès prématuré, c'est un processus non négociable. Enfin, ils vous diront de ne pas regretter de ne pas être plus jeune quand on est vieux. Comme le dit Nietzsche : "À force de regarder en arrière on devient écrevisse et on finit par penser à reculons". Gardons-nous de toute nostalgie.
Y a-t-il un secret pour réussir à atteindre cette sagesse ? Oui et il est très simple : carpe diem. Il faut vivre dans le présent pour être en phase avec ce que nous sommes. Le passé n'est plus et l'avenir n'est pas encore. Alors, contentons-nous de la seule réalité, ce qui est tangible, "ce qu’'on tient dans la main", au sens littéral le "main tenant". Tout le reste n'est-il pas que divertissement ?

ALCOOL : En théorie, un philosophe est trop sérieux pour s'adonner à la boisson. Certes, ce n'est pas ce que pense la doxa, pour qui le prétendu délire des philosophes doit être un signe qu'ils aiment tâter de la bouteille ou "fumer la moquette" (comme le dit l'expression populaire). En effet, on peut comprendre que certains soupçonnent d'ivresse celui qui affirme des trucs du style : "Il faut ontologiser l'ontique", ou "le gluant est la revanche de l'en-soi sur le pour-soi ". Ici, il s'agit de Jean-Paul Sartre, qui ne détestait pas l'alcool. Mais bon, combien de philosophes sobres pour quelques trublions médiatiques alcoolisés. La réputation du philosophe est quand même surfaite voire calomnieuse. En revanche, il y a des philosophes épris d'ivresse. Et l'alcool n'est pas le seul moyen d'y parvenir. Comme le dit très bien Charles Baudelaire, on peut (aussi) être ivre de poésie et de vertu.
En philosophie, l'ivresse sert souvent de remède à un excès de raison. Elle permet d'aller voir au-delà des cimes ou des sages frontières de la mesure, de l'équilibre tant recherché par les sages. Le terme "poésie" auquel renvoie Baudelaire n'y est pas étranger. Étymologiquement, le mot poésie signifie "création" (poiesis, en Grec). Et, selon le mot de Picasso, "toute création passe d'abord par la destruction". Il est difficile de renverser la table tout en mangeant proprement. L'ivresse sollicite une certaine partie de la sagesse où, comme le dit Friedrich Nietzsche, "le sage est aussi un fou". L'ivresse n'est pas forcément le contraire de la raison, il ne s'agit pas de jouer à Docteur Jekyll et Mister Hyde. Elle pourrait plutôt être pensée comme le double nécessaire, le jumeau un peu étrange ou l'autre main qui lave la première. Les Grecs avaient compris cela. Deux dieux aussi différents qu'Apollon et Dionysos étaient (demi) frères. Et pourtant, le premier connote la mesure, l'équilibre alors que l'autre est le roi de l'excès et de la débauche. Certes, la fraternité n'a rien d'exceptionnel puisqu'ils sont tous deux fils de Zeus, dont la principale activité à été de repeupler l'univers avec à peu près tout ce qui est capable d'engendrer. Néanmoins, ils sont très proches et considérés comme tels, malgré leurs valeurs antagonistes. En histoire de la philosophie, on pourrait les incarner dans les figures de Kant et de Nietzsche. Kant, le penseur de l'impératif catégorique et Nietzsche qui, selon ses propres dires, philosophe à coup de marteau. Retenons donc que certains philosophes aiment l'ivresse, mais, de grâce, cessons de les condamner à une cirrhose certaine.

ÂME : Pourriez-vous vous passer de votre corps ? Selon vous, est-ce quelque chose d'essentiel ou d'accessoire ? La question vous paraît délirante ? Pas pour tout le monde et surtout pas pour ceux que l'on ne considère pas comme étant "tout le monde". Parmi ces êtres d'exception, il y a des philosophes. On en prendra deux, pas tout à fait au hasard. Deux, qui ne sont pas vraiment d'accord sur ce point.
Le premier est Platon (-427/-348) qui considère que, ce qu'il y a d'important, c'est l'âme. Cette "âme" nous permet d'être ce que nous sommes (des humains et non des animaux) et nous met en contact avec la divinité voire avec la perfection (l'Idée). En effet, quand on meurt, l'âme survit au corps et se réincarne. Le corps est donc accessoire.
De l'autre côté, il y a Spinoza (1632/1677). Selon lui, il n'y a pas d'âme séparée du corps. L'âme est l'expression de ce dernier qui, lui-même, à sa manière, exprime cette âme. Donc, aucune âme éternelle, juste un esprit qui s'en ira en même temps que nous disparaîtrons. Comme tout cela relève des fameuses questions sans réponse, faites votre choix. Sans vouloir vous influencer, faites ce choix devant un miroir, cela aide ….

AMOUR : Ne cofondons surtout pas l'amour platonique et l'amour biblique. Le premier désigne un amour purement intellectuel, dénué de tout lien charnel, alors que le second souligne plutôt le rapport physique. On pardonnera néanmoins cette erreur, car il faut avouer que cela n'a rien d'évident. Quiconque connait les mœurs de la Grèce de Platon, peut s'étonner que l'on puisse même parler d'amour "pur" ou "idéal" dans ce contexte. En revanche, les religieux qui pratiquent la Bible sont généralement opposés à l'amour physique sauf s'il est soumis à des règles strictes.
Il faut donc bien distinguer l'amour ("pur") et le sexe. Mais, c'est encore plus compliqué que cela, car il y a un troisième terme qui vient jouer les trublions : le plaisir.
Amour, sexe et plaisir sont les trois mamelles d'une sorte de monstre mythologique dont on va tenter d'esquisser rapidement l'image.
Dans "Le triple du plaisir", Jean-Claude Milner nous dit qu'il y a trois configurations classiques concernant ces termes.
Pour Platon, l'amour doit être séparé du sexe. Le plaisir qu'il procure doit rester purement intellectuel.
L'envers de Platon, sera le philosophe Lucrèce qui, dans "De la nature des choses", nous dit que le plaisir doit être lié au sexe et qu'il faut se méfier de l'amour, car c'est une illusion qui rend malheureux. En bon matérialiste, il conseille de rester loin des idéaux, mais proche du plaisir physique. Pas n'importe quel plaisir, car les épicuriens ne sont pas des pourceaux, n'en déplaise aux premiers chrétiens qui se disent platoniciens.
Le marquis de Sade, en revanche, ferait une synthèse de ces trois termes, car être amoureux ne doit pas nous éloigner du sexe et du plaisir. Les trois sont parfaitement compatibles, comme le sont d'ailleurs des tas de choses chez ce libertin "libéré" qu'est Sade.
Alors, faites votre choix.

ANESTHÉSIE : Étymologiquement, "anesthésie" est un terme fabriqué avec un préfixe privatif "a" et un radical "aisthesis" qui désigne la sensibilité ou la sensation. Bref, l'anesthésie est ce qui supprime la sensation. À peu près tout le monde a déjà eu la chance d'être anesthésié par un dentiste pour qu'il puisse traiter une carie sans que l'on souffre. Quiconque a survécu à une rage de dents sait à quel point la douleur est peu sympathique et combien cet acte médical est un soulagement.
Ce terme pose cependant des tas de questions à un philosophe. Voyons-en rapidement deux.
D'abord, l'idée d'une anesthésie partielle est toujours un peu étrange. En effet, alors que nous sommes parfaitement lucides, une partie de notre corps est endormie. Comment se fait-il que cela soit possible ? Notre pensée et notre corps sont-ils deux choses tellement différentes que l'on peut les séparer l'un de l'autre, à ce point ? Quand le chirurgien incise la peau et que le sang coule sans que nous ne sentions rien est-ce normal ? Est-ce que cela corrobore les thèses de ces philosophes que l'on appelle "dualistes", pour qui l'âme et le corps ne sont pas de même nature ?
Ensuite, on évitera de confondre "ataraxie" et "anesthésie". Les deux termes renvoient à une absence de plaisir ou de souffrance. En revanche, le premier énonce un état moral que les philosophes stoïciens recherchent au point de le confondre avec le bonheur. En effet, l'ataraxie est l'absence de trouble. C'est un état d'esprit qui renvoie à une sérénité telle que rien de ce qui pourrait nous atteindre de l'extérieur, ne saurait nous accabler. Ici, point d'anesthésie, aucune absence abrutissante de sensations. Ici, c'est plutôt l'éveil de la raison, la lucidité sur soi et l'attention de notre volonté qui est à l'œuvre. Confondre l'un et l'autre serait aussi aberrant que confondre l'ivresse et l'alcoolisme.

ANIMAUX : Tentez, en public, d'affirmer la phrase suivante : "Après tout, nous ne sommes que des animaux."
Après cela, respirez profondément et demandez-vous pourquoi vous avez fait un acte aussi stupide.
Stupide ?
Pas vraiment, en théorie. Depuis Darwin, il ne fait plus aucun doute qu'il faut classer les êtres humains dans la catégorie des animaux. Sans vouloir être sarcastique, on ne voit pas comment on pourrait se trouver une parenté avec les autres règnes : le minéral et le végétal.
Certes, on dit que l'homme et la levure utilisent le même processus moléculaire pour assurer l’intégrité de leur patrimoine génétique pendant la reproduction. Cela fait-il de l'homme un champignon unicellulaire ?
Pour le côté minéral, on a tous entendu le très sympathique Hubert Reeves affirmer que nous sommes de la poussière d'étoiles. C'est vrai, mais est-ce que cela nous réduit à des "gueules d'atmosphère" ?
Nous ne sommes donc ni minéral ni végétal. Cela suffit-il à convaincre les sceptiques que nous faisons partie de la dernière alternative ?
Pas vraiment.
Laissons de côté les religieux dont le "savoir" repose sur une foi en des textes sacrés qui affirment qu'il ne peut en être ainsi. En effet, l'homme serait créé par Dieu, à l'image de Dieu. Rien que ça.
Mais, ce qui est inquiétant, c'est que des individus athées, ayant une formation universitaire, puissent encore douter que nous sommes des animaux.
Car les religieux ne sont pas les seuls en cause dans cette étrange classification.
Quand Descartes affirme que le cogito est la raison existentielle de l'homme, il exclut toute origine animale. Les animaux deviennent des corps sans âme, c'est-à-dire des êtres semblables à des machines. Ils sont privés de raison.
Un grand nombre de scientifiques rechignent à considérer l'homme comme un simple animal. Ne serait-ce que parce qu'ils mesurent à quel point il est difficile de se confronter au savoir. Leurs années d'études, suivies de leurs années de recherche en témoignent. Il faut des qualités intellectuelles que les chimpanzés n'ont pas. Ils sont cependant nos parents les plus proches.
Mais il n'y a pas que les scientifiques. Tout individu amoureux des arts en dira autant. La raison peut nous éloigner des animaux, mais la sensibilité le peut aussi. On reste interdit quand on imagine qu'une grande partie de la jeunesse pense que Beethoven est le nom d'un chien à cause du film éponyme. S'il en avait été ainsi, nous serions privés d'une grande partie de notre patrimoine musical. D'accord, l'acuité auditive d'un chien est très supérieure à celle d'un homme, mais cela ne fait pas de lui un musicien. Les oiseaux chantent-ils ? Non, ils "sifflent", ce n'est pas pareil.
Idem pour l'art pictural. Quand Boronali trempe la queue d'un âne dans la peinture pour lui faire exécuter un tableau abstrait, c'est un canular, pas une tentative d'éduquer l'équidé. Certes, sur internet, on peut acheter des toiles peintes par des chimpanzés, mais cela ne prouve rien. Sinon peut-être qu'il y a des gens assez stupides pour vouloir être bernés par un singe.
Curieusement, tout cela n'est pas complètement absurde. On ne va pas revenir sur le débat entre la nature et la culture, mais force est de constater que l'homme est avant tout un animal culturel. Mais cela ne doit pas nous dédouaner de notre nature animale. Les sciences et les arts ne sont que des singularités et non le signe d'une origine transcendante. La différence entre l'homme et l'animal n'est pas une différence qualitative. À part notre fort penchant au narcissisme, rien ne nous autorise à le penser.
Et puis, souvenons-nous de la leçon de sagesse que nous inflige Montaigne, dans les "Essais". Ne souligne-t-il pas que seuls les hommes peuvent être cruels ? Qu'aucune espèce animale n'est assez odieuse pour prendre plaisir à torturer ses semblables … ou ses dissemblables ? Qu'y aurait-il d'humiliant à appartenir à ce monde ?
D'aucuns considèreront peut-être que la cruauté est le prix à payer pour être conscient, pour être lucide.
Voilà un raisonnement étrange.
De quelle lucidité parle-t-on ?

ANNIVERSAIRE : Nous sommes plus que jamais dans une époque où tout doit être mesuré. Le triomphe des sciences expérimentales et un certain penchant matérialiste nous pousse à vouloir des données concrètes, des mesures pour à peu près tout. Quelle est la taille de la galaxie (en mètres, s'il vous plaît) ? Combien mesure un graviton ? Peut-on aller plus vite que la vitesse de la lumière ? A quelle date exacte homo sapiens est-il sorti d'Afrique ?
Tout cela est très sain. Il faut des repères.
Si la science est science, elle doit pouvoir nous les fournir. Mais nous ne nous en tenons pas qu'aux choses matérielles. Ce souci métrique traverse de nombreuses disciplines. En politique, bien sûr, où le sondage remplace souvent le bon sens. En sociologie, ce qui est parfaitement justifié, car les statistiques sont des indices probants. Et même en psychologie où, non contents de tenter de mesurer l'intelligence d'un individu, nous cherchons désormais à mesurer son degré de bonheur. Sur une échelle allant du néant à l'infini où situez-vous votre degré de satisfaction ? La question est ubuesque, car elle fausse les données. En effet, quiconque se trouve face à cette question ne peut pas s'empêcher de rire vu son incroyable stupidité. Mais cela ne veut pas dire que nous ne pouvons pas trouver un moyen de mesurer (non objectivement) notre rapport à notre existence. Suis-je heureux ? La question est censée.
Il me semble que le meilleur indicateur est sans aucun doute le rapport que nous entretenons avec la date d'anniversaire de notre naissance. Pour expliquer cela, il ne sera pas nécessaire de passer par des analyses psychologiques complexes. Parfois l'évidence suffit.
Enfant, nous attendons notre anniversaire avec impatience. Certes nous aurons un cadeau et peut-être une fête avec des amis, mais surtout on gagne un an. A l'échelle de l'enfance, un an c'est énorme. On devient un grand, ce qu'on souhaite plus que tout. L'impatience est telle qu'on ajoute des demi-années en attendant une année entière. On est fier de dire : "J'ai six ans et demi". C'est déjà mieux que six ans, mais certes moins bien que sept ans. Ici, notre indice de bonheur donne sa pleine mesure. On compte les jours.
L'adolescent est déjà plus mesuré. Ce rituel annuel l'ennuie souvent, comme beaucoup de choses. Il y a un côté conformiste que notre rebelle existentiel tend à nier. Mais ce n'est qu'une façade. Après tout, c'est quand même l'occasion d'éprouver l'amour que nous portent nos parents. Ces parents forcément honnis à cette période. Alors, on réprouve à haute voix, mais on se réjouit intérieurement. C'est l'aspect tragi-comique de l'adolescence.
A l'âge adulte, il arrive même que l'on n'y pense pas. Les études, le travail… On est pris dans la vie. Et puis, quand on est autonome, on peut inviter ses amis n'importe quand. On peut aussi se faire un cadeau hors dates officielles. Après tout, on peut être heureux sans être conformiste. Ici, difficile de dire si le rapport à notre anniversaire exprime notre joie de vivre. Tout thermomètre a ses limites.
C'est vers quarante ou cinquante ans que l'anniversaire redevient important. Difficile d'échapper aux fêtes que nous organise notre entourage pour nous canoniser "quadra" ou "quinqua". Là, l'indice est révélateur. Celui qui accepte la fête (parce qu'il ne faut pas refuser une fête) fait déjà preuve de bonne santé. Celui qui y va en traînant les pieds et qui finit ivre mort pour oublier que cette fête a eu lieu nous inquiète un peu. Celui qui refuse la fête au prétexte qu'il n'a pas le temps, car il doit relire tous les philosophes pessimistes, nous inquiète beaucoup.
Le nombre de bougies croissant, le test devient de plus en plus révélateur. Pour certains c'est un pas de plus vers la tombe, pour d'autre, c'est toujours ça de pris et adviendra ce qui adviendra.
Voilà donc une fête qu'il ne faut pas négliger, car c'est un bon indice de qualité de vie.

ADIDAS : Ne cherchez pas une étymologie grecque ou un lien avec un concept philosophique, il s'agit bien de la marque de chaussures (et autres). Comment se fait-il que des gens intelligents achètent très cher un vêtement qui porte un logo qui n'est rien d'autre qu'une publicité ? En théorie, il faudrait se faire payer pour devenir un homme-sandwich ambulant. Ce serait plus conforme à la logique libérale. Ici, il y a une confusion manifeste entre la cause et la conséquence. Là où le vendeur devrait investir pour gagner de l'argent, il se trouve gagnant parce que, contre toute attente, le consommateur fait gratuitement ce que l'on n’aurait jamais attendu de lui.
Il serait peut-être un peu hâtif, voire caricatural, de voir les choses ainsi. En effet, même si le best-seller du XVIe Siècle (avec les "Essais" de Montaigne, bien sûr) est "De la servitude volontaire" d'Étienne de La Boétie, on n'est pas sûr que ce soit une explication suffisante.
D'abord, il se peut que la marque soit autre chose qu'un simple support publicitaire. Pour le consommateur, il s'agit peut être, et avant tout, d'un fanal, une lampe dans l'obscurité. On souscrit à tel logo parce qu'il traduit quelque chose à quoi l'on a envie de s'identifier ou que l'on veut revendiquer. Telle marque est soutenue par tel sportif qui soutient telle politique ou telle morale, en portant la marque, on a l'illusion de soutenir ces causes. Donc, ce serait presque un acte politique.
Ensuite, tout mode de consommation est ostentatoire d'une appartenance à une classe sociale, ce n'est plus politique, mais économique. En effet, une Rolex ou une Porsche, ce n'est pas simplement une montre ou une voiture. C'est surtout la preuve que celui qui les a acquis a de l'argent. Et, dans certains milieux, avoir de l'argent c'est faire la preuve qu'on sait comment faire pour en gagner. C'est avant tout une carte de visite.
Enfin, on peut trouver cela tout simplement beau et porter le logo comme la preuve qu'on a des goûts esthétiques que l'on assume. Après tout, Andy Warhol a commencé par faire de la publicité alors que c'est l'un des artistes les plus célèbres au monde.
Mais, tout cela, n'est-ce pas un peu futile, voire un peu ambigu ? Entre la fashion victime et l'esthète, la différence n'est pas très évidente. L'un ne sert-il pas de prétexte (et de faiblesse) à l'autre ?
Et surtout, est-il très pertinent de crier haut et fort que l'on n'hésite pas à confondre l'être et l'avoir ?

ÂNE (de Buridan) : De nombreux philosophes (dont, paradoxalement, Buridan ne serait pas), se sont servi de la volonté pour faire la différence entre l'homme et l'animal. Le premier serait doué de ce libre arbitre qui lui permettrait de dépasser le déterminisme naturel, alors que le pauvre animal serait le jouet de son instinct. L'âne (dit) de Buridan, philosophe du XIVe s., serait condamné à mourir sur place s'il était placé à exacte distance d'un seau d'eau et d'un seau d'avoine s'il avait autant faim que soif. En effet, sa nature le pousserait également vers l'un et l'autre sans qu'il puisse choisir. L'homme en revanche, dans le même cas de figure, saurait faire abstraction de ces déterminismes naturels pour choisir arbitrairement d'aller vers l'un ou l'autre. Ce serait la preuve de sa liberté. Parce qu'on peut choisir n'importe quoi, donc le non vital par exemple, nous serions affranchis du joug de l'instinct. Soit, mais réfléchissons un peu. On ne voit pas la nature, même si on l'imagine tortueuse, mettre un pauvre âne (en fait, il s'agirait d'un chien, dans le texte original) dans une telle situation. On se doute bien que la soif prendrait rapidement le dessus, car on survit plus longtemps sans manger que sans boire. Donc, la nature ne serait pas perverse. En revanche, combien d'êtres humains ont fait de mauvais choix, perdu leur vie parce qu'ils étaient indécis trop longtemps ? Combien d'accidents liés à l'hésitation, au manque de clarté dans ses choix ? Qui est vraiment l'âne, dans cette histoire ?

APERCEVOIR : Notre champ de vision se définit par deux caractéristiques, la vision fovéale et la vision périphérique. La vision fovéale, c'est quand notre œil se concentre sur un objet pour en examiner les détails, de la manière la plus précise possible. La vision périphérique, c'est une image globale, un peu vague, qui ne se concentre sur rien de précis, car elle embrasse la quasi-totalité du champ visuel. Elle nous permet, par exemple, de percevoir des mouvements sans qu'on ne prête vraiment attention à ce que l'on regarde. En forçant un peu le trait, on pourrait faire la distinction entre "regarder" et "voir". Dans les deux cas, nous percevons des images, mais dans le premier, on est attentif à une chose précise, on "regarde". Dans le second cas, on se contente de "voir" ou d'apercevoir.
La distinction est plutôt pertinente (avec les réserves qui vont s'ensuivre) et elle explique pourquoi il est possible de voir ce qu'on n'a pas envie de voir. Entendez : on peut voir, ce qu'on ne regarde pas. Les romans policiers évoquent souvent le sort funeste de ces témoins accidentels qui ont vu ce qu'ils n'auraient pas dû voir.
Inversement, on peut aussi regarder pour ne pas voir. Se focaliser sur tel objet permet de faire diversion, de nous "divertir" au sens étymologique (du latin "divertire" qui signifie "détourner"). Au sens littéral on "regarde ailleurs". La psychanalyse fourmille d'exemples où nous nous concentrons sur un faux problème pour ne pas voir le vrai. Elle nous explique aussi que ce n'est pas par bêtise ou parce qu'on a des problèmes oculaires. Il s'agit avant tout d'une fuite inconsciente face à une réalité qui nous effraie. Étrange non, que l'on puisse faire tant d'effort pour être aveugle ?
En fait, il manque un troisième terme qui complète le couple regarder et voir. Ce terme, c'est "observer". Qu'est-ce qu'il ajoute à notre analyse ? Cela ne vous aura pas échappé que voir ou regarder n'est pas une opération passive qui met simplement en jeu des organes physiques. Pour le fait de "regarder", c'est évident puisque nous l'avons défini comme une perception doublée d'une intention. Mais, c'est vrai aussi pour le fait de voir. Tout ce que nous percevons, y compris ce que nous croyons être naturel ou immédiat, passe par le tamis de notre cerveau. Le cortex visuel traite les informations en fonction de notre état d'esprit. Un tout petit mouvement à la périphérie extrême du champ visuel peut nous faire sursauter ou nous laisser indifférents selon que nous sommes plus ou moins stressés. Quelqu'un peut avoir littéralement peur de son ombre. Donc, "voir" n'est jamais un acte innocent.
Avec le fait d'observer, le rôle de la conscience est encore accru. Dans l'observation, la conscience reconstruit le réel. Tout commence par une interrogation. On perçoit quelque chose qu'on ne comprend pas. On est face à un "quelque chose" dont on ne saisit pas la forme ou la logique. "Qu'est-ce que c'est que ce truc ?" ou "D'où ça vient ?", "Qu'est-ce que ça fiche là ?". En gros, "Pourquoi cet éléphant est-il rose ?" ou "Pourquoi cet éléphant est-il sur le toit de mon garage ?". Là, l'explication semble plutôt simple. Mais, plus sérieusement, on imagine la consternation de Tycho-Brahe, le 11 novembre 1572, quand il aperçoit une "nouvelle étoile" ("novae", en latin) dans le ciel. Cet astronome génial qui connait le ciel par cœur voit, soudain, quelque chose de techniquement impossible. En effet, depuis Aristote, le ciel qui se trouve au-delà du monde qui sépare la Terre de la Lune, est censé être immuable. Idem pour Le Verrier qui constate, au milieu du XIXe siècle, que le mouvement d'Uranus est impossible à comprendre. Un homme normal se contenterait de remarquer l'anomalie et passerait à autre chose. Un homme un peu moins "normal" y verrait sans aucun doute le résultat d'une conspiration planétaire ou bien l'œuvre d'extra-terrestres farceurs (voyez "Martiens Go Home !" de Fréderic Brown). En revanche, un scientifique va se dire que tout cela est très naturel, mais qu'il nous manque simplement une grille de lecture. Il se dit que ce phénomène doit appartenir à une loi plus générale dont il n'est qu'une manifestation particulière. Il suffit de découvrir cette loi générale.
Cela se nomme l'abduction. On propose une hypothèse et on observe, par une expérience, si cette hypothèse est valable. Par exemple, le mouvement étrange d'Uranus sera expliqué par l'existence d'une autre planète encore ignorée, avec laquelle elle interfère. Cette planète sera nommée Neptune et sera observée par l'astronome Galle en tenant compte des calculs de Le Verrier. Cette planète a toujours existé, mais nous ne l'avions jamais vu, car il ne nous semblait pas nécessaire de la voir.
On voit à quel point l'observation montre la dialectique qui existe entre ce que l'on perçoit et ce que l'on pense. De ce fait, l'opposition évoquée, plus haut, entre voir et regarder est bien un peu schématique. En effet, d'une manière ou d'une autre, il y a toujours une intention. Certes, avec plus ou moins d'attention consciente, mais toujours avec conscience. Le monde n'est pas qu'une réalité extérieure à nous, c'est une construction complexe dont l'origine se trouve en nous. C'est une sorte de miroir que nous déformons à volonté pour qu'il s'accorde à notre mesure.

APPARENCE : L'habit ne ferait pas le moine ? Pas certain. Lorsque Jean Renoir a tourné La grande illusion (en 1936, avec Jean Gabin, Erich Von Stroheim, etc.) au château du Haut-Koenigsbourg (Alsace) il a fait paraître une annonce pour trouver des figurants. Une trentaine d'individus se sont présentés et on leur a dit de mettre des tenues militaires. Il y avait des costumes de simples soldats et d'officiers. Bien-sûr, il convenait de revêtir ceux qui correspondaient à la taille de chacun, sans aucune autre considération.. Au bout de quelques jours de tournage, Jean Renoir dû constater que lors des pauses, les officiers mangeaient entre eux et, plus loin, les simples soldats !

APPARENCE 2 : Ne jamais se fier aux apparences ! Songez que quand vous avez compris que l'héliocentrisme (la terre tourne autour du soleil) doit supplanter le géocentrisme (le soleil tourne autour de la terre) vous avez compris que ce n'est pas votre ombre qui tourne autour de vous mais bien vous qui tournez autour de votre ombre.

APPARENCES (couleurs) : Rien ne semble plus agréable et plus souhaitable qu'un monde coloré. Les couleurs apportent une richesse perceptive sans égal. La diversité des tonalités nous plonge dans un univers nuancé qui rend ce monde plus familier. À l'inverse, une perception en noir en blanc ou en nuances de gris nous paraît toujours un peu décevante. Les couleurs sont essentielles. Et pourtant, les couleurs n'existent pas. Je veux dire qu'elles n'ont pas réalité en elles-mêmes. Elles ne sont que l'expression de la manière dont la plupart des êtres vivants doués d'yeux perçoivent le monde. La rétine divise la lumière en fonction de la manière dont elle est stimulée. Si tous les êtres vivants étaient aveugles, il n'y aurait pas de couleurs. Il faut donc admettre que le ciel n'est pas bleu, mais qu'il nous "apparait" bleu. Et encore, pas toujours, il peut être gris, rose, vert, jaune, c'est selon. Ainsi, la couleur fait partie des apparences, des phénomènes ou des fantômes (ce qui revient étymologiquement au même). En même temps, elles ne sont pas des apparences comme les autres, car elles rendent les apparences plus attractives. Disons, sans prétention, que les couleurs sont de bons génies qui poétisent le monde.

ART (et le beau) : Avez-vous remarqué que la plupart des jugements esthétiques, quand ils sont laudatifs, ont une étrange tendance à la verticalité. En gros, quand c'est beau, "ça monte vers le haut". Celui qui veut montrer son admiration pour une œuvre d'art dit "C'est grand", "C'est immense", "C'est supérieur", "C'est sublime"… On assiste à une surenchère pour savoir celui qui est capable d'aller le plus loin, là-bas dans les nuages. D'où cela vient-il ? Sans aucun doute de Platon, ce philosophe grec, qui affirme que le Beau (avec une majuscule, s'il vous plaît) est une valeur en soi. C'est un idéal qui existe dans le monde des Idées (là aussi, majuscule) indépendamment de tout ce qui pourrait être beau, ici bas. Bref, même si rien n'était beau, sur cette planète, le Beau existerait quand même. Ainsi, tout ce qui est beau ne ferait que participer de cette Idée. Plus exactement, tout ce qui est beau participe "plus ou moins" de cette idée. En effet, le Beau étant parfait, une œuvre d'art ne peut que tendre vers cette perfection. Normal, donc, que nos admirateurs rivalisent sur une échelle stratosphérique pour se rapprocher le plus possible de cet idéal. Souhaitons leur bon courage, car atteindre un idéal est impossible. Étrangement, nos esthètes, qui cherchent à s'élever hors de la "tourbe vulgaire", doivent reconnaitre implicitement que la condition de leur représentation artistique repose sur le fait de renoncer à atteindre un jour le beau. C'est une terrible machine frustrante. En ce sens, l'art contemporain (que ces derniers appellent volontiers "l'art du n'importe quoi") est bien plus sage. Non seulement, il se contente d'un beau très banal (une simple roue clouée sur un tabouret), mais il a aussi la sagesse de penser que l'art peut ne pas être beau. Il suffit qu'il nous permette de voir les choses autrement. Un tel discours est certainement moins frustrant. Certes, tout cela sent un peu l'anarchie …

ART (contemporain) : Le terme art contemporain désigne un art très informel dont ni la forme ni le but ne sont généralement compris. Pour la plupart des gens, il s'agit d'une sorte de n'importe quoi sur lequel s'extasient quelques intellectuels dont on doute de la sincérité. "Un art de la posture pour une imposture" a dit un célèbre imposteur médiatique. C'est évidemment moins simple que cela. Que signifie "contemporain" ? Le dictionnaire dit : "Qui est du même temps que quelqu'un ou que quelque chose". En effet, Louis XIV et le contemporain de Molière, Albert Einstein est le contemporain de Sigmund Freud et l'homme de la fin du néolithique est contemporain de l'invention de la roue. Du coup, pour un homme du début du XVIe s., les artistes contemporains sont Léonard de Vinci et Raphaël. Est-on sûr que l'homme de cette époque criait forcément au génie en voyant les œuvres de ces deux peintres ? Ne peut-on pas l'imaginer étonné, voire hébété par un type de peinture qu'il trouvait trop neuf, trop étrange, trop… contemporain ? On sait que certaines œuvres, qui nous paraissent classiques aujourd'hui, ont fait scandale à leur époque parce qu'elles étaient trop neuves, c'est-à-dire impossibles à comprendre pour certains. Citons simplement "Le déjeuner sur l'herbe" de Manet ou "Le sacre du Printemps" de Stravinski. Bref, on sait que l'art n'évolue (on se gardera de dire "progresse") que par les coups d'éclat de génies qui réinventent le genre. Une création est par définition neuve donc inédite. L'aveuglement de certains contemporains à l'égard de notre art contemporain n'est-il pas un simple fait historique, une donnée banale dans l'histoire de l'art ?

ART (et le laid) : Longtemps, la laideur a été l'envers du beau. Aujourd'hui on dit plutôt, "c'est moche", mais "moche", c'est moins violent que laid. En effet, "moche" vient "d'amoché", de "cassé", de "brisé". Un truc moche, c'est quelque chose qui a pu être beau, mais qui a été victime d'un accident ou qui a vécu l'usure du temps. Il peut même y avoir un peu de compassion à l'égard du moche : ce fut beau, mais cela ne l'est plus. C'est comme ça, c'est la vie… "Laid", c'est autre chose. C'est l'envers ou le revers du beau. Quand on dit : "C'est laid", il n'y a aucune tendresse ni nostalgie. Le jugement est sans concession. Le laid, quel qu'il soit, aurait mieux fait de ne pas exister, pour celui qui le juge tel. Ce n'est pas une beauté déchue, c'est un contresens, un non-être, presque une aberration morale. On n'est pas loin de la contre-nature (si tant est que la nature ait pu être, un jour, belle. Mais c'est un autre problème). "Laid", c'est une syllabe, un bruit sec, un cri animal. On imagine bien un cerbère aboyer : "laid", laid", "laid"… et d'entendre tous les chiens du quartier reprendre le même air en rythme. "Laid", n'est pas un adjectif, c'est le sésame qui voue aux gémonies.
Et pourtant, le sympathique Umberto Eco, nous dit qu'il y a une esthétique de la laideur. Il va même jusqu'à affirmer que le beau ne suscite pas de désir, car il est une simple jouissance, alors que laid, en revanche, fascine. Personne ne peut y être indifférent. Quelque chose de laid attire notre regard. Comment passer à côté de ce qui semble être l'envers de ce que nous souhaitons être ? Peut-être même sollicitons-nous cette laideur, car, comme le dit le proverbe, quand on se regarde on se désole, mais quand on se compare on se console. Le laid n'est peut-être pas insignifiant. L'art contemporain a compris cela. Ce que recherche le créateur, c'est une visibilité, il faut attirer le regard. Une création sans spectateur n'existe pas. Le laid, par son inquiétante étrangeté, est peut-être un excellent support à cette visibilité dont se nourrit toute vraie création. Notre modernité l'a compris : Picasso, Duchamp, Warhol, Beuys… Autant de références contre une certaine révérence narcotique à l'égard du beau. Là est peut-être le guide de la modernité.

ASSURANCE : Nous vivons dans une société où prendre une assurance est parfois obligatoire. On ne peut pas occuper un logement, conduire une voiture, emprunter de l'argent ou simplement être salarié sans avoir une ou plusieurs assurances. Mais il arrive aussi que nous prenions une assurance sans que cela soit nécessaire. Cela mérite réflexion, car, quand on y songe, c'est une drôle d'idée.
En effet, quand prend-on une assurance ? Techniquement, quand on manque d'assurance. Quand on n'est pas sûr de ce que l'on fait et que l'on voudrait être rassuré. On se tourne vers un "assureur" qui est aussi un "rassureur". Une fois le contrat signé et les frais de dossier payés, tout semble désormais plus simple. On s'en va le cœur léger, mais bon, on est surtout allégé d'une partie de notre argent.
Positivons : on n'a rien sans rien. Certes, mais qu'a-t-on de plus ? Qu'est-ce qui fait que l'inquiétude a presque disparu ? En fait, rien. On n'a rien de plus. Contracter une assurance vie ne nous rend pas immortels ou imperméables aux germes ou aux virus. Idem pour l'assurance de la voiture. Si un contrat suffisait pour éviter les accidents, ce serait l'idéal.
Or, on a beau savoir qu'un contrat d'assurance n'est qu'un contrat commercial, cela nous rassure. Ce qui est un peu inquiétant, car un contrat "commercial" enrichit toujours le prestataire de service, pas l'assuré. Aussi, dans le meilleur des cas, il faudra se résigner à perdre de l'argent. Certes, la doxa vous dira qu'il est toujours préférable de perdre de l'argent plutôt que sa vie ou un membre de sa famille. En effet, mais c'est une vision un peu courte, car on peut perdre les deux et surtout on pourrait ne rien perdre du tout. Combien de gens non assurés n'ont pas subi d'accidents ? Sans doute énormément.
Mais il y a deux facteurs à ne pas négliger.
D'abord le facteur psychologique. Une assurance, ça rassure, même si cela ne garantit rien. D'ailleurs, on devrait plutôt parler d'un contrat de compensation. Et, de fait, une assurance propose bien une compensation, mais le terme n'a pas la même puissance évocatrice. Une compensation cela intervient quand la chose est faite alors que le terme assurance laisse présager qu'elle pourrait ne pas avoir lieu.
Ensuite, il y a un côté loterie qui doit séduire le joueur. Certes, je peux payer toute ma vie sans jamais avoir besoin de la compensation de l'assurance. Alors, on vous dira que vous avez de la chance et que c'est un moindre mal. En revanche, vous pouvez avoir un accident et être très fortement indemnisé (avec la cotisation de ceux qui n'ont jamais eu d'accident) et là, c'est le jackpot dont rêve tout joueur. Les termes "gains", "risque", "perte" et "chance" sont communs au champ sémantique des assurances et des casinos.
Or, de nombreuses études prouvent que les humains sont davantage accros à l'adrénaline qu'aux endorphines. L'action ou la promesse action nous intéresse davantage que le pantouflage. C'est pourquoi il y a fort à parier qu'inconsciemment, c'est le côté loterie qui nous attire dans une assurance. Le joueur se nourrit des risques qu'il prend, l'inconscient se nourrit de contradiction. Ce sont des addictions parallèles.
Voilà encore un grand paradoxe résolu.

AUTORITÉ : Il y a un jeu d'enfant qui s'appelle "Jacques a dit". Le but du jeu est de demander à des joueurs de réagir le vite possible à un ordre, pourvu que cet ordre soit précédé par "Jacques à dit". Pour gagner, l'astuce consiste à donner une série d'ordres précédés du précieux sésame, afin de conditionner l'obéissance des joueurs. Au bout d'une série de trois ou quatre, il suffit alors de donner un ordre brut pour éliminer ceux qui ne seraient pas assez malins pour ne pas obéir. Ceux-là seront éliminés, car on n'aura pas dit "Jacques a dit".
Outre le fait que c'est un jeu intelligent (on n'apprend jamais assez à se méfier d'un ordre), ce jeu a le mérite d'expliquer assez clairement la notion d'autorité.
Contrairement à ce que l'on pourrait penser, un ordre n'est pas qu'un ordre. Il ne suffit pas de formuler une injonction sur un mode impératif pour que cela suffise à le transformer en ordre. Pour ce faire, il faut que l'injonction provienne d'une force capable de nous contraindre, d'une manière ou d'une autre. Il faut que l'ordre soit produit par une instance capable de le justifier. Entendons "justifier" au sens très large du terme : la matraque de la brute "justifie" qu'on lui obéisse (ne serait-ce que pour conserver son intégrité physique). De même, le conseil avisé de notre médecin justifie qu'on lui obéisse, car il sait de quoi il parle. On voit l'étendue du champ sémantique de ce terme qui se trouve privé de toute subtilité. Mais bon, c'est un choix d'autorité.
Le Jacques, de "Jacques a dit", n'est pas identifié. Est-ce un sage qui dispense des conseils avisés ou est-ce une brute qui menace de nous détruire ? Peu importe, c'est une autorité, c'est par lui que l'ordre devient ordre. Il faut donc y souscrire. Pourquoi ? Parce que c'est le jeu. C'est lui qui commande la logique de l'exécution.
En philosophie, on distingue souvent l'autorité et le pouvoir. Le second renvoie généralement à l'idée de force (voire de violence) alors que l'autorité désignerait plutôt une instance légitime. Il y aurait donc toujours une caution voire une raison à un ordre émanant d'une autorité. Pourquoi pas, c'est un point de vue. Mais rien n'interdit de penser que cette idée est relative. Prenons simplement l'expression "autorité médicale". Nous conviendrons tous que la médecine est une belle science dont le but humaniste est incontestable. En revanche, il faut aussi admettre que c'est une science expérimentale qui tâtonne parfois et qui a pu abuser de la légitimité que l'on octroie à l'idée d'autorité. On pense surtout à certains traitements psychiatriques infligés par des individus parfaitement bien intentionnés.
En fait, l'autorité est comme Jacques, on ne sait pas trop qui c'est. Tout ce que l'on sait, c'est qu'il faut s'y conformer et qu'il est interdit d'obéir quand elle est absente. Cela doit nous permettre de nous interroger. Comment appelle-t-on quelqu'un qui considère que seuls ses ordres sont fondés parce qu'il a l'exclusivité de l'autorité ? C'est davantage "maître Jacques", que "frère Jacques".
L'indice est intéressant.

BÊTISE : Un proverbe latin dit : "A bove ante, ab asino retro, a stulto undique caveto". Il faut se méfier du bœuf par devant, car c'est par là qu'il peut charger. L'âne, en revanche, est familier des ruades, il faut donc s'en méfier par derrière. Quant à la bêtise, il faut s'en méfier par tous les côtés.
En effet, la bêtise est imprévisible. On ne sait jamais qui va la commettre ni où il va la commettre. On est toujours cerné par la bêtise.
Ceci doit nous permettre de produire deux hypothèses.
D'abord, il n'y a pas de concept de la bêtise, sans quoi elle serait compréhensible et nous pourrions nous attendre à ce qu'elle émerge ici plutôt que là.
Ensuite, il n'existe personne qui est structurellement bête, sans quoi nous pourrions sélectionner nos fréquentations pour éviter de la côtoyer. Il faut insister sur ce point. Personne n'est à l'abri de faire ou dire des bêtises, y compris nous-mêmes.
Mais, ce n'est pas parce qu'il n'y a pas de concept que nous devons renoncer à définir la bêtise. On peut essayer de la situer par rapport quelque chose de semblable, voire à essayer de comprendre sa signification à partir de son étymologie. Le problème est que l'on confond souvent la bêtise avec l'imbécillité, la débilité, la stupidité ou l'idiotie. Gardons-nous d'un tel amalgame.
L'imbécile, comme l'indique la racine du mot, c'est celui qui n'a pas de "béquille", qui apprend à marcher sans béquille. C'est ainsi qu'il pense, sans assurance, en tremblant, en se cognant, en trébuchant.
Le débile n'est pas très loin, le mot signifie étymologiquement : "faible". Il ne vacille pas forcément en pensant, il se contente de produire quelque chose de mou, sans consistance.
Le stupide, c'est celui qui produit de la stupeur ou qui est atteint de stupeur. Il nous paralyse par l'énormité de ses affirmations.
L'idiot, lui, comme le montre son étymologie, est un être "singulier", "unique" qui n'est déductible de rien. Il a une manière propre de fonctionner qui est irréductible à toute logique. Il est profondément étonnant, aussi difficile à suivre qu'à prévoir.
Qu'en est-il de la bêtise ? Cela reste flou. En tout cas, elle n'est certainement pas réductible à l'idée de "bête". Celui qui est bête, n'est pas une bête, encore moins un être bestial. C'est plus compliqué.
À défaut de définition conceptuelle, proposons quelques cas de figure propres à la bêtise.
- Flaubert déclare que "La bêtise c'est de conclure". En effet, conclure trop hâtivement, prendre des raccourcis au lieu de développer une réflexion critique est un bon indice.
- La doxa, quand elle évoque des poncifs, est aussi une forme crédible de la bêtise. Ici, c'est autant la paresse intellectuelle que l'insignifiance du propos qui est visé. Les proverbes sont un exemple parlant. Analysez les conséquences d'une affirmation telle que : "Qui vole un œuf, vole un bœuf". C'est sidérant de bêtise.
- La bêtise s'exprime aussi dans ces tautologies censées être plus subtiles qu'elles ne paraissent, mais qui ne nous apprennent rien. Roland Barthes donne un bon exemple quand il analyse l'anti-intellectuel primaire qui affirme volontiers "qu'un chat est un chat". Ajoutons : "Quand on voit ce qu'on voit et que l'on sait ce qu'on sait, on est content de penser ce qu'on pense". On n'est pas plus avancé.
- Il y a aussi un type d'interrogation qui doit nous interpeler. C'est le fameux : "Et alors ?" qui se répète et qui finit par tout relativiser. Il suspend toute analyse, en empêchant toute synthèse. Plutôt que dire "que sais-je ?", il dit "qui sait ?". L'ignorance devient la solution.
On pourrait continuer des heures.
Il y a des personnages de romans qui incarnent bien cette bêtise. Le pharmacien Homais dans "Madame Bovary" de Flaubert, Bouvard et Pécuchet dans le roman éponyme du même Flaubert, le docteur Cottard dans "Du côté de chez Swann" de Marcel Proust, Madame Cloche dans le "Chiendent" de Raymond Queneau… Chacun d'eux est une expression spécifique et magnifique de la bêtise.
Maintenant, gardons-nous bien de parader. Nul n'est à l'abri de la bêtise. Ce n'est ni une maladie ni un trait de caractère. A chaque seconde de notre existence, nous sommes capables de cette contre-prouesse de l'intelligence. Hélas, ou heureusement, nous n'en sommes pas toujours conscients, du moins quand il s'agit de nous-mêmes. Nous voyons surtout la bêtise chez les autres. Comme le disait Pierre Desproges : "L'ennemi est bête, il croit que c'est nous l'ennemi, alors que c'est lui".
Une preuve ? Au début de ce texte, j'évoque un proverbe latin que je cite en langue latine. Pourquoi, puisqu'il faut le traduire tout de suite après ? N'étais-je pas conscient que tout le monde n'est pas latiniste ? Ou bien ma bêtise m'a-telle poussé à faire le "beau" avec un truc exotique, en guise d'introduction ? Mystère.
Nietzsche affirme que "philosopher, c'est lutter contre la bêtise".
C'est vrai, mais c'est difficile donc épuisant d'être toujours philosophe.

BIBLIOTHÈQUE : Pourquoi les bibliothèques sont-elles fascinantes ? À moins d'être fétichiste, pas pour l'incroyable nuage de poussière invisible qui pénètre dans nos poumons quand on en parcoure les allées. Même si cet air sec rempli de minuscules particules de papier a son charme. Est-ce alors cette étrange architecture de tranches de livres alignées plus ou moins régulièrement et qui donne l'impression d'un mur de briques inversées ? Il est vrai que cet empilement vertical crée un espace esthétique où la continuité doit tout à la répétition du (presque) même. Dans une bibliothèque, les couvertures cartonnées se ressemblent toutes. Cela donne globalement une figure d'art contemporain avec des lignes de hachures. Oui, un amas de livres rangés, c'est beau. Mais est-ce tout ? Si l'on remplaçait les livres par des paquets de lessive serait-ce aussi fascinant qu'une bibliothèque ? Pas sûr.
On pourrait se servir de l'argument ultra ressassé qu'une bibliothèque est comme l'âme de l'humanité ou, au moins, son incarnation. Ce qui est vrai. Chaque période de l'histoire de l'humanité a son intelligence propre et les livres témoignent de cela. Mais on peut considérer que cela reste insuffisant, car les œuvres d'art et les constructions techniques font de même.
Qu'y a-t-il de spécifique dans une bibliothèque ?
La thèse que l'on pourrait hasarder est qu'une bibliothèque est fascinante parce que c'est une sorte de cimetière vivant. La plupart des auteurs sont morts et pourtant il reste deux choses.
D'abord leur nom, date et lieu de naissance, ce qui constitue leur identité. C'est ce qui fait l'intérêt d'un cimetière. Chaque humain est désigné dans sa spécificité. Quoi de plus triste qu'une fosse commune… Ici, leur humanité nous parvient de manière singulière.
Et, surtout, il y a leurs pensées, ce avec quoi on communique et qui peut nous enchanter ou nous irriter. On peut raisonnablement s'énerver contre les thèses d'un auteur, fut-il mort. C'est le principe du livre. On lègue à la postérité le soin de nous juger. Il y a quelque chose de sain dans cette idée. Dans une bibliothèque, contrairement à ce qui est dit dans les oraisons funèbres, les morts ne sont pas parfaits et n'ont pas tous eu une vie exemplaire. Aussi pouvons-nous nous mesurer à eux.
Une bibliothèque est une vaste promesse de dialogue. Un dialogue "in progress" comme il y a un art "in progress", car une bibliothèque qui se respecte continuera après notre mort et peut-être avec les ouvrages qu'on aura laissés aux générations suivantes.
Une bibliothèque, c'est un entretien infini.

BINAIRE : Le terme binaire est bien plus riche qu'on ne le croit. Le sens commun le réduit à une option où le tiers est exclu. Il n'y aurait que x ou y, car ici il n'y a pas d'inclusion. Et, comble de l'exclusion, cela se passerait avant tout entre deux pôles contraires, s'éliminant l'un et l'autre. Donc, choisir l'un serait donc condamner l'autre.
Comme le sens commun n'est jamais en reste, une autre occurrence renvoie à quelque chose de plus primaire. Quand, par exemple, sur la place du marché, on dit qu'Untel est binaire, on se moque de son intransigeance. On le dévalorise pour son peu de sens de la nuance.
Tout cela est un peu simpliste.
D'abord, binaire signifie surtout "qui comporte deux éléments". La notion ne renvoie pas forcément à une exclusion. Le terme peut renvoyer à deux éléments d'une même chose, sans que la séparation induite soit une division radicale. Celui qui porte en lui quelque chose de binaire n'est pas nécessairement schizophrène. En mathématique, le binaire peut même désigner ce qui comporte deux variables. "Deux variables", c'est déjà mieux que deux pôles ou deux radicalités irréconciliables. En musique, on dit aussi que le binaire est ce qui se partage en deux temps. L'un avec l'autre, l'autre avec l'un, c'est déjà plus sympathique, cela fait penser à un couple. Pour convaincre les sceptiques les plus rigides, pensons à cette remarque de Michel Pastoureau dans son live intitulé "Noir". Il nous dit que ceux qui prétendent que "le noir est noir" et que le blanc est blanc", se trompent. Il y a deux manières de penser chaque couleur. Chacune d'elle renvoie à une idée positive et une idée négative. Le blanc à deux aspects : "albus" et "candidus". Idem pour le noir : "ater" et "niger". Ici, la couleur n'a plus de sens (binaire). "Ater", c'est le noir mat, celui qui fait peur, qui a donné le mot "atroce". "Niger", en revanche, c'est le noir brillant, le beau noir, celui qu'aiment les peintres. De l'autre côté, il y a "albus", qui est le blanc mat, peu avenant, celui des deuils, dans certaines régions du monde. Puis, il y a "candidus", le blanc lumineux, sympathique, qui va devenir symbole de virginité, de respect. Bref, on voit que les deux couleurs seraient irréductibles si nous étions dans un monde binaire, au sens doxique. Mais, dès que nait la nuance, naissent aussi les alternatives. Alors, méfions-nous des simplifications.






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Dernière modification le : 01/09/2024 @ 12:04
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