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COURS DE PHILOSOPHIE - Année scolaire 2024 / 2025

Mercredi 30 octobre 2024

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Quelques expressions 2


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13. "Vous verrez bien"
14. "C'est le miracle de la vie"
15. "Bonjour… au revoir"
16. "Faites-moi confiance"
17. "Parfois, il vaut mieux ne pas savoir"
18. "C'est ma philosophie"
19. "Prends soin de toi"
20. "Je t'aime"
21. "Il faut lire les classiques"
22. "Il faut que tout change pour que rien ne change"
23. " N'aies pas peur"



13 - "Vous verrez bien."

Il n'est pas nécessaire d'avoir rencontré Cassandre pour qu'on nous prophétise qu'un jour, nous "verrons bien".
Pourquoi cette remarque est-elle si désagréable ?
Elle laisse supposer qu'on est trop ignorant pour pouvoir prendre la mesure des évènements actuels. On se refuse à voir ce qui, cependant, devrait crever les yeux. Aussi, on se contente de nous faire l'aumône d'une recommandation qui semble presque être une faveur. Et ce serait vrai si ce n'était pas si condescendant.
Qu'est-ce qui peut bien conduire quelqu'un à finir par se résoudre à nous dire que nous verrons bien ? Car soyons francs, celui qui prononce une telle sentence, ne le fait pas entièrement par choix. Il doit davantage s'y résoudre. Pourquoi ?
"Vous verrez bien" est une injonction qui s'inscrit dans un temps qui est celui du futur indicatif. Mais, pour peu que l'on tienne compte de ce à quoi cela renvoie, il faut admettre que le temps n'est pas le bon. C'est davantage un conditionnel qu'un indicatif. Même si le ton est résolument affirmatif, il repose cependant sur une certaine impuissance à produire une affirmation concrète.
Quand on est conduit à dire que la personne verra, ce qu'elle verra, c'est que nous ne sommes pas en mesure de démonter ce que l'on dit. Pire, en l'absence de démonstration, il n'est pas possible de persuader l'interlocuteur que ce qui est dit est possible (voire tout simplement probable). C'est donc une double défaite. D'abord, l'affirmation ne peut pas s'exprimer dans la forme d'une vérité concrète et, ensuite, elle ne permet pas de lever le doute qu'elle va causer chez celui à qui elle s'adresse. Ni vraie ni crédible, c'est ce qui caractérise cette expression.
Quand bien même cette prophétie sera exacte, elle n'en demeure pas moins frustrante. À quoi bon avoir raison si personne ne nous croit ? En même temps, il faut comprendre celui qui a été éduqué assez intelligemment pour ne pas accorder un crédit démesuré à ce qui ne revêt pas le caractère strict de la vérité scientifique.
Mais, rien ne prouve (ou ne démontre) que ce qui est affirmé puisse être vrai, pour les deux raisons énoncées plus haut. L'absence de certitude et l'absence de force de persuasion ne plaident pas en sa faveur.

14 – "C'est le miracle de la vie".

Il n'est pas rare de voir un documentaire qui conclut, après l'image de la naissance d'un enfant, d'un panda ou tout simplement en filmant des ours arpentant la banquise : "C'est le miracle de la vie". Voilà une expression étonnante. Sur une chaine d'obédience religieuse ou de la part d'un homme croyant, cela n'aurait rien d'étonnant. En effet, pour certaines religions, les miracles sont non seulement possibles, mais témoignent aussi de la puissance d'un être supérieur capable de s'imposer contre les lois de la nature. Généralement, quand il s'agit d'un dieu créateur, il exerce le droit qu'à l'auteur sur son œuvre. Un miracle est, d'un point de vue théologique, quelque chose à quoi un croyant peut croire.
Or, ce n'est pas en ce sens que cette expression est utilisée, la plupart du temps. Elle exprime plutôt un étonnement face à quelque chose d'inouï, qui nous ravit, mais que l'on ne peut pas comprendre. Les termes "sublime" ou "merveilleux" désignent aussi ce sentiment. Mais, ils le désignent mieux, et de manière plus pertinente.
Dès lors qu'on utilise le terme "miracle" hors du contexte religieux, on commet non pas un blasphème, mais une erreur importante qui va à l'encontre d'une réalité scientifique. En effet, d'un point de vue scientifique, les miracles n'existent pas, car ils sont tout simplement impossibles. Depuis la théorie de l'évolution de Charles Darwin, on ne considère plus que le vivant est à la solde d'une logique supérieure qui peut commander selon son bon vouloir. Au milieu du XIXe siècle, on cesse de penser que l'animal, que nous avons en face de nous, pourrait être l'incarnation d'un dieu ou d'une déesse. Aucune oie ne peut être Némésis, aucun poisson Aphrodite, aucun bouc Dionysos. On peut expliquer cela par une idée triviale selon laquelle un animal n'est rien d'autre qu'un animal… D'ailleurs, l'homme lui-même est un banal animal, mais c'est un autre débat. C'est à la même époque que l'on cesse aussi de croire qu'il serait possible qu'un homme puisse se transformer en loup ou qu'il puisse exister des êtres mi-homme mi-cheval. Les êtres hybrides sont désormais la spécialité des mythes. Les espèces répondent à des caractéristiques précises.
Bref, il n'y a pas de miracle.
Bien sûr, on pourrait le déplorer et être nostalgique du temps où les poètes nous parlaient d'un monde un peu moins rationnel et un peu moins soumis aux règles de la génétique. Il est vrai que tout cela peut manquer de poésie. On pourrait penser que la science peut manquer d'imagination, ce qui est très discutable. En revanche, il suffit de penser au fait que la science nous a débarrassés des fameux "remèdes miracles" qui nous rendaient plus souvent malades qu'ils nous soignaient. Rien que ça, mérite de cesser de croire aux miracles.

15 - "Bonjour … Au revoir".

Il y a peu de choses qui sont aussi déplaisantes que de saluer quelqu'un qui ignore votre politesse. La moindre des courtoisies exige que l'on réponde à quiconque engage une discussion avec vous. Quand bien même la discussion s'arrêterait à un ou deux mots. Et cela, même s'ils sont formulés comme de vagues borborygmes phonétiques. Le matin, peu réveillé, on accepte qu'on nous dise un vague "...jour" plutôt que "Bonjour" et le soir, fatigué, on tolère un "…r'voir", plutôt qu'un "Au revoir" théâtral, bien sonore et bien articulé. C'est ainsi, la cordialité prime sur les règles de l'élocution.
Ce qui est, en revanche, totalement inacceptable, c'est qu'on nous laisse sans écho quand nous faisons l'effort de saluer quelqu'un. En vertu de l'idée que les droits engendrent des devoirs et réciproquement, il est inimaginable que l'on puisse ne pas avoir cette salutation en retour. Se soustraire aux devoirs, ce serait revendiquer des privilèges et accepter d'avoir des devoirs sans droits, ce serait s'assimiler à un esclave. Même si c'est un peu exagéré.
Tout cela est normal, civil, civilisé. Mais sait-on réellement ce que l'on attend de l'autre ?
Personne n'est assez naïf pour penser que dire "Bonjour", signifie sincèrement souhaiter un "bon jour", soit une bonne journée. Idem pour "Au revoir". Cela ne veut que très rarement dire qu'on souhaite "re-voir", avec plaisir, la personne à qui l'on s'adresse. Fort de ce constat pragmatique, pourquoi sommes-nous attentifs à ces témoignages si conventionnels et si peu signifiants ?
On peut proposer deux explications qui émanent de deux hypothèses, selon que l'on est ou pas confiant en la nature humaine.
Premièrement, on peut imaginer un homme qui serait bon par nature. À défaut d'être bon, on dirait qu'il est bien disposé à l'égard de son semblable. En ce sens, le fait de ne pas se soumettre à ce minimum de politesse serait presque un acte contre nature, voire l'expression d'une nature mauvaise. Ici, l'optimisme reste cependant de mise. On sait pertinemment que ces deux expressions ne sont que symboliques, mais elles nous confortent dans notre foi en l'humanité. Chaque "Bonjour", chaque "Au revoir", reconduit le pacte naturel, sur le plan social. Ceux qui s'y refusent troublent l'ordre existentiel, mais ne constituent que des exceptions.
Deuxièmement, et c'est est plus inquiétant, on n'a aucune confiance en l'humanité. On se dit que les hommes sont mauvais et violents par nature, comme le suggèrent Thomas Hobbes ou Sigmund Freud. Sachant combien ils sont prompts à vous agresser, vous vous dites que, quand ils cessent de faire semblant d'être civilisés, tout est possible. Ainsi, "bonjour" et "Au revoir" ne sont que les maigres garanties qui assurent provisoirement notre survie. Une fois que cette mince digue a cédé, la barbarie n'est pas loin.
Selon que nous sommes l'un ou l'autre, nous utiliserons les termes "politesse" ou "hypocrisie". Mais, dans les deux cas, nous désignons ce qu'il nous parait être l'expression la plus élémentaire de ce que l'on doit attendre de l'humanité. On dit "doit attendre" et non "peut attendre", car ces deux termes sont des exigences morales. Il parait à peu près certain que ni le philanthrope ni le misanthrope ne sont sûrs de leur fait. Après tout, pour l'un et pour l'autre, il y aura toujours des héros et des monstres. L'un étant l'exception de l'autre.
C'est pourquoi un simple "Bonjour" et un simple "Au revoir" seront toujours bienvenus, car ils nous accordent le bonheur provisoire de la tranquillité.

16 - "Faites-moi confiance".

Étrangement, cette phrase n'est pas rassurante. Et pourtant, son but est de nous mettre en confiance. Pourquoi un tel paradoxe ?
D'abord, c'est une question de logique. Si quelqu'un doit insister pour que nous lui fassions confiance, c'est que nous sommes réticents à le faire. Quelque chose nous en empêche et rien ne prouve que notre défiance ne soit pas fondée. Sans céder à la paranoïa, nous sommes souvent avisés de ne pas céder naïvement aux sollicitations d'autrui.
Pour mieux comprendre notre sujet, il faut faire la différence entre deux termes qui semblent proches, mais que tout oppose. Il s'agit de deux verbes : convaincre et persuader. Dans les deux cas, il s'agit d'obtenir l'assentiment de son interlocuteur. En revanche, la méthode diffère. Convaincre, cela implique de produire des arguments rationnels indiscutables. Ici, aucun subterfuge rhétorique ou artifice lié à l'émotion. Convaincre, c'est démontrer froidement. La persuasion n'intervient que quand on ne peut pas convaincre, quand rien ne permet d'établir clairement la pertinence du raisonnement. Alors, on se contente de vaincre les réticences de l'interlocuteur. On met tout en œuvre pour qu'il ne doute pas. Une fois que toutes les réserves sont abolies, l'interlocuteur finira par accorder un crédit à nos idées. On aura compris que la persuasion n'est qu'un subterfuge plus ou moins habile pour nous faire croire que l'autre a raison. Tout se joue sur la confiance dont l'un crédite l'autre.
Cela, nous en sommes conscients. Nous savons bien qu'accorder notre confiance implique un risque. Sommes-nous prêts à le prendre ? Sommes-nous assez joueurs pour ne pas craindre de perdre quelque chose ? C'est cela qui nous inquiète.
Et puis, il y a peut-être le fait que nous vivons dans une époque où la science est notre vrai repère. La science ne demande jamais une telle chose. Elle s'impose. À la manière d'un exposé mathématique, elle finit toujours par conclure : C.Q.F.D, ce qu'il fallait démontrer. Charge à nous de comprendre ou de passer notre chemin.
Ensuite, il ne s'agit pas que de logique, il y a aussi la dimension psychologique. Il n'est pas absurde de dire que la classe politique a abusé de cette expression. À chaque élection, on nous demande de faire confiance aux élus et après chaque élection, on doit bien constater qu'il y a des promesses qui ne sont pas tenues. Bien sûr, on peut comprendre qu'un homme politique fasse de la surenchère, car le parti opposé le fait aussi. D'ailleurs, on considère toujours que le citoyen français est assez éduqué pour comprendre ce jeu de dupe. Parfois, on évoque même l'adage cynique selon lequel les promesses n'engagent que ceux qui y croient. L'expression est peu élégante, mais elle est courante. Il n'en reste pas moins que ce cynisme n'est pas forcément du goût de tout le monde. Il reste des électeurs qui veulent croire à l'utilité de l'action politique. C'est d'ailleurs à eux que s'adresse l'expression "faites-moi confiance". C'est ceux qui y croient encore un peu que l'on peut inciter à croire. Une telle adresse n'a aucun effet sur un cynique ou sur un homme blasé. Au mieux, cela le fera sourire.
Trahir une parole donnée est donc doublement détestable. D'abord parce que ce n'est pas moralement acceptable et ensuite parce que cela détruit la confiance des plus optimistes, de ceux qui sont encore prêts à accorder une chance. Aussi, pour éviter le nihilisme, gardons-nous bien de promettre ce que nous ne pouvons pas tenir et évitons de solliciter nos semblables sur un terrain aventureux. La confiance, cela se mérite.

17 - "Parfois, il vaut mieux ne pas savoir".

On pourrait considérer cette définition comme la devise de l'obscurantisme. Comment voudrait-on ne pas savoir ? On connait la formule sarcastique de Toinette dans "Le malade imaginaire" de Molière : "Ignorantus, ignoranta, ignorantum". Oui, l'absence de lucidité rend malade. On connait aussi la devise des Lumières, mise en avant par Emmanuel Kant dans "Qu'est-ce que les Lumières ?" : "Sapere aude" ("Ose penser" ou "Ose savoir").
Il est difficile de lutter devant tant de clairvoyance. Et pourtant, nous allons tenter de montrer que cette expression n'est pas si négative qu'on pourrait le croire.
" Parfois, il vaut mieux ne pas savoir ", n'est pas une devise que l'on pourrait trouver gravée à l'entrée de l'immeuble de l'Institut de la Stupidité Humaine, si tant est qu'un tel bâtiment existe. Cette formule ne veut pas dire que l'on se refuse à tout savoir et qu'on emménage au fond d'une grotte avec d'autres ignorants pour faire plaisir à Platon. Elle énonce généralement, qu'il y a des fois où l'on préfère ne pas savoir. C'est donc un énoncé purement pragmatique.
Là, où le bât blesse, c'est que cela remet en cause l'injonction selon laquelle le savoir serait préférable à l'ignorance et que l'inverse serait immoral.
Ce n'est pas toujours vrai, car admettre qu'il y a des cas où il vaut mieux ne pas agir uniquement par principe est une affirmation parfaitement compatible avec la morale. Certes, ce n'est pas la morale telle que l'envisage Emmanuel Kant, le philosophe cité plus haut. Pour lui, un acte n'est acceptable que s'il est conforme à un principe universel. Or, c'est précisément ce à quoi se refuse quelqu'un qui affirme que, parfois il vaut mieux ne pas savoir. Ce qui compte, ce ne sont pas toujours les principes, mais ce qui en découle. Il n'est pas absurde d'affirmer que, quand les conséquences d'un savoir peuvent être négatives, il vaut mieux ne pas savoir. On pourrait dire la même chose du mensonge. Si dire la vérité peut mettre en danger quelqu'un, mieux vaut ne pas l'exprimer. C'est à la fois cohérent et moral. Mieux, savoir relativiser un principe ne signifie pas tout relativiser. Une entorse à la morale n'est pas le refus de la morale.
Mais tout cela reste très théorique. Comment pourrait-on justifier le fait qu'il vaut mieux, parfois, ne rien savoir ?
Le fait de trop penser peut s'avérer une activité nuisible, voire fatale. Il y a une référence célèbre, c'est la mort du mousquetaire Porthos dans "Vingt ans après" d'Alexandre Dumas. Porthos est dans un tunnel, une bombe va exploser et il doit s'enfuir. Au moment de partir, il se rend compte qu'il ne s'est jamais demandé si, en marchant, il commençait par le pied gauche ou le pied droit. La question le fascine et le paralyse. La bombe explose et il meurt dans les décombres. Là, il aurait mieux valu qu'il ne cherche pas à savoir.
Concrètement, nous sommes parfois obligés d'agir sans connaitre les tenants et aboutissants de nos actes. Untel doit prendre un médicament dont il ne comprend ni la composition ni les effets secondaires, mais il n'a pas le choix. Tel autre s'engage dans une nouvelle voie professionnelle dont il ne parvient pas à mesurer les chances de réussite, mais il agit malgré tout. Enfin, un couple décide de faire des enfants dans un monde peu avenant et peu engageant. Mais bon, la vie doit être plus importante que les doutes que l'on peut avoir, alors : "On verra bien…" On préfère ne pas savoir.
Les exemples sont nombreux. Il n'est pas vraiment possible de produire une théorie à cet égard, mais les faits parlent d'eux-mêmes.
Karl Marx faisait remarquer que les philosophes sont souvent peu révolutionnaires, car ils préfèrent penser plutôt qu'agir. Leurs cogitations sont autant d'atermoiements que de tergiversations dilatoires.
Il n'est pas absurde de dire que l'homme d'initiative doit parfois privilégier l'action plutôt que la pensée, de préférer le cœur plutôt que la raison et de choisir le courage plutôt que la prudence.
Les conséquences de nos actes sont trop complexes pour qu'on puisse en tenir compte dans chacune de nos actions. Certaines choses doivent être faites, simplement faites. Certaines choses procèdent de notre raison pratique. D'autres encore nous paraissent impossibles alors même qu'elles sont nécessaires. C'est dans ce dernier cas qu'il vaut mieux convoquer cette ignorance savante qui nous permet de créer juste assez d'ombre pour nous éclairer sur nos choix.

18 - "C'est ma philosophie".

Avec un peu d'imagination, on peut se représenter Aristote discutant avec son vieux maitre Platon, lui faisant part de ses divergences quant à la théorie des Idées. On pourrait aussi mettre en scène le jeune Blaise Pascal, devisant avec son aîné René Descartes à propos de la question de l'infini. Dans les deux cas, les protagonistes ne pourraient pas se mettre d'accord et chacun se dirait : "C'est ma philosophie". Et il est vrai qu'à une telle hauteur de pensée, l'expression serait parfaitement adéquate à la situation. Ce n'est pas de cela qu'il est question ici. On se situe sur un terrain beaucoup plus ordinaire, voire carrément trivial. Aujourd'hui, l'expression : "C'est ma philosophie", n'émane presque jamais d'un philosophe, mais plutôt d'un homme politique, d'un dirigeant d'entreprise ou tout simplement d'un D.R.H. Et, comme on s'en doute, le terme philosophie est très loin de sa signification originale. Il ne désigne pas un système de pensées structurées ou un mode de vie singulier. Quand il s'agit d'un homme politique, on est en face d'un point de vue général voire une conviction. Quand il s'agit d'une entreprise ou d'un D.R.H., il s'agit plutôt d'un angle économique ou psychologique. On nous dit, par exemple, que la "philosophie" de telle entreprise vise, par ses produits et son marketing, à améliorer notre confort ou à sauver la planète.
Mais pourquoi ne dit-on pas tout simplement politique, ou psychologie ou point de vue économique ? Ce serait beaucoup plus simple et bien plus clair.
C'est précisément cela que l'on veut éviter. Le candidat ou l'élu qui énonce sa "politique", préfère dire sa "philosophie" parce qu'il est conscient que cela parait plus sérieux, plus profond, tant il est vrai que le terme politique est discrédité. Il en est de même des stratégies économiques. La violence de l'économie de marché sur les emplois et les inégalités sociales qui en résultent font que plus personne ne prend ces propos au sérieux. Alors, on a cherché et trouvé un terme assez neutre pour être multifonctionnel et assez crédible pour jouir encore d'une certaine aura culturelle. Un publicitaire un peu audacieux, aura dû réussi à convaincre les autres du bien-fondé d'utiliser le terme philosophie. Pourquoi ? On imagine qu'il doit se dire que peu de gens savent vraiment ce que cela signifie, mais que l'idée est bien connue, car certains philosophes ont une très bonne presse populaire. Tout le monde connait l'engagement de Voltaire contre la censure, l'apport de Diderot avec son encyclopédie et les idées républicaines de Rousseau. "Philosophie" est donc le terme idéal : vague et sympathique.
Mais l'abus ne justifie pas l'usage. Ce n'est pas parce qu'un terme nous séduit qu'on peut l'utiliser comme bon nous semble. Un minimum de rigueur dans l'utilisation des mots est la base de toute bonne communication. Bien sûr, on doit s'indigner du fait que l'on cherche à faire passer de vulgaires intérêts politiques ou financiers pour quelque chose de profond voire d'éthique. Mais ce serait un moindre mal. Le procédé est tellement barbare qu'il va jusqu'à imposer à un mot de signifier son contraire. Dans l'antiquité grecque, Platon a construit son système philosophique pour lutter contre ces beaux-parleurs qui se servaient de leur éloquence pour dire tout et n'importe quoi. La démocratie grecque repose sur l'échange d'idée. C'est celui qui est le plus convaincant qui fera adopter son point de vue à l'assemblée qui vote les lois. Très vite, des écoles se sont ouvertes pour apprendre l'art de persuader. Ici, nul souci de vérité, juste des astuces pour séduire l'auditoire. C'est contre cela que Platon lutte. Il nous explique que la philosophie a pour but le Vrai, le Bien et le Beau (avec des majuscules). C'est cela qui compte et non simplement la forme du discours. Le philosophe n'est pas un charlatan qui embrouille les idées. Il est censé les clarifier.
Aussi, quand on se sert du mot "philosophie" pour cacher des intentions mesquines et ne propager que des éléments de langage creux, on trahit deux millénaires et demi de pensées. La "philosophie" d'un gouvernement ou la "philosophie" d'une entreprise sont à peu près aussi convaincantes que si l'on confondait "doré et "en or". C'est de la pacotille. Sachant que "signe" est une anagramme de "singe", on dira que c'est de la monnaie de signe.

19 - "Prends soin de toi".

Il n'y a sans doute aucune recommandation plus douce, plus sympathique, plus humaine que : "Prends soin de toi". C'est une expression qui déjoue toutes les ruses de ces fausses morales bienveillantes qui font semblant de se préoccuper des autres. C'est une expression vraie, authentique.
Il faut souligner son caractère profondément moral, c'est-à-dire fortement désintéressé. En effet, pour beaucoup de conceptions morales, il faut se soucier des autres en leur proposant de faire leur bonheur. Il faut être solidaire ou charitable en agissant activement sur leur existence quitte à les brusquer un peu. Bref, il s'agit d'entrer dans leur vie pour redresser des torts ou compenser des injustices. On sait combien cette attitude peut être pernicieuse. Dans "Qu'est-ce que les Lumières ?", Emmanuel Kant nous met en garde contre ces "tuteurs" bienveillants qui, au prétexte de faire notre bien, finissent pas nous infantiliser. L'enfer est souvent pavé de bonnes intentions et il n'est jamais certain que lesdits "bienfaiteurs" ne soient pas que des manipulateurs. La faiblesse et la détresse des uns, fait le bonheur des autres, surtout des prédateurs.
Dans la douce injonction : "Prends soin de toi", il n'y a aucune interférence. L'autre ne propose rien et ne promet rien. Il se contente de nous dire qu'il est important d'être soucieux de sa personne.
Cela suggère au moins trois idées fortes.
En premier lieu, nous sommes les seuls à savoir ce dont nous avons besoin. Ensuite, nous ne devons jamais devenir nos propres bourreaux, ce qui est le propre de tous les individus intempérants ou inconstants. Enfin, nous sommes libres et c'est à cette liberté qu'il faut confier notre bonheur, et non pas au bon vouloir d'autrui.
Tout cela peut sembler très philosophique, mais ce ne l'est que très partiellement. En effet, ces valeurs étaient très courantes dans la Grèce antique. Cela faisait partie de la morale commune.
En fait, il y avait deux autres injonctions qui commandaient la sagesse, à l'époque. La plus célèbre est "Connais-toi, toi-même", la devise que Socrate a faite sienne, qui nous pousse à l'analyse critique et à l'introspection. Il faut savoir qui nous sommes, si nous voulons trouver notre place dans le monde et dans la Cité. L'autre est : "Rien de trop". Il faut se fixer des limites, rester à sa place, demeurer humble et ne pas se prendre pour des dieux.
Le problème est que ni l'une ni l'autre n'est aussi bienveillante que celle qui nous renvoie au soin de soi. On pourrait même les opposer radicalement.
Platon, le porte-voix de Socrate, était un idéaliste. Il considérait qu'il y a une différence radicale entre l'âme et le corps. La première est le siège de la raison, du savoir et elle nous met en communication avec le divin, l'éternité, ce qu'il appelle les "Idées" (avec une majuscule). Le corps, en revanche, est la source de tous les ennuis. Selon Platon, il nous entraine vers des désirs négatifs : la luxure, la paresse, la colère, l'envie, etc. Il incarnerait l'impureté en nous renvoyant à notre condition animale. Aussi, il n'hésite pas à dire, dans un livre intitulé Phédon, que tant que nous possèderons un corps, nous ne serons jamais à même d'être heureux.
Il recommande de ne pas trop s'occuper de notre corps et de tout concentrer sur cette âme qu'il croit être éternelle.
Cette opposition existe encore aujourd'hui quand on croit pertinent d'opposer les intellectuels et les sportifs, la tête et les jambes. Ce qui est absurde.
C'est chez le chrétien Paul de Tarse que cette opposition prendra une tournure radicale, voire absurde. Pour lui, il n'y a de meilleure preuve que nous nous vouons à une vie "sainte", qu'en maltraitant notre corps. Cela se nomme le "dolorisme". Plus le corps souffre, mieux se porte l'âme. C'est une équation étrange où la négation de l'un conditionne la suprématie de l'autre.
Tout cela contraste fortement avec : "Prends soin de toi". Ici, ce serait hérétique de laisser supposer qu'il faudrait prendre soin de son âme en maltraitant son corps.
Bien au contraire. Le soin de soin, c'est le soin de l'âme et du corps. L'expression latine "Mens sana in corpore sano" (un esprit sain dans un corps sain), traduit parfaitement ce souci de soi.
Le bonheur, c'est un ensemble harmonique, pas le cauchemar d'un schizophrène qui scinde son "soi" en deux entités distinctes. "Prends soin de toi", ne signifie pas "Prends soin des deux parties de toi". Ici, le "toi" est un tout, une unité indivisible.
Le terme "sophie", que l'on trouve dans philosophie, explique ça très bien. La "sophia", c'est à la fois le "savoir" et la "sagesse". Le "bien penser" et le "bien agir". "Prends soin de toi", cela signifie qu'il faut être attentif à chaque chose, à chaque parcelle de notre être, car rien n'est accessoire ou inutile. Il ne faut rien sacrifier, car nos capacités et nos talents sont conjugables.
C'est cela être libre. C'est trouver le temps de ne pas laisser derrière nous une partie de nous-mêmes. C'est aussi ne pas confier aux autres le soin de notre bonheur. Il faut donc trouver en nous-mêmes les lois qui régissent notre propre liberté. Et cela tombe bien, car deux racines grecques construisent un mot parfaitement approprié. En grec, "par soi" se dit "auto" et "loi, règle" se dit "nomia".
Le soin de soi équivaut parfaitement à l'expression la plus haute de la liberté : l'autonomie.

20 – "Je t'aime".

D'emblée, on a l'impression d'un ménage à trois. Il y a "je", "tu" et l'amour.

Commençons par l'amour, le mot "aime", dans : "je t'aime". Tout le monde s'accorde à dire que c'est un lien et non une fin en en soi.
Reste à définir de quel type de lien il s'agit. Là, les philosophes ou les penseurs, en général, ne sont pas d'accord. Les plus enthousiastes prétendent qu'il s'agit d'un lien de "fusionnel", d'autres, plus mitigés, pensent à une "union", enfin, certains vont jusqu'à dire que l'amour est ce qui "désunit" les êtres.
Le premier cas trouve l'une de ses expressions dans "Le Banquet" de Platon. Les hommes, nous dit-on, seraient des êtres diminués, plus exactement privés de leur moitié. À l'origine, nous avions deux têtes, quatre bras et quatre jambes. Mais, cela faisait de nous des êtres trop puissants, capables de rivaliser avec les dieux. Aussi, dans leur sagesse, ils nous coupèrent en deux pour nous affaiblir et surtout pour nous obliger à chercher notre autre moitié. Ce qui est un bon divertissement qui nous empêche de concurrencer les dieux. Ainsi, l'amour serait la nostalgie d'une plénitude perdue et tout être trouvant sa moitié, fusionnerait avec elle pour son plus grand bonheur.
La période romantique reprend ce thème, mais en le poussant à son extrémité. L'amour est le désir d'une fusion absolue avec l'autre. Mais l'amour est, la plupart du temps pensé comme une "union" et non comme une "fusion". Dans l'"union", deux êtres différents se rencontrent et reste entiers, chacun de son côté, dans un lien qui magnifie les deux parties. C'est un partenariat gagnant, qui s'agrémente de sentiments positifs et doux.
Mais, certains philosophes voient l'amour d'un mauvais œil. Pour eux, loin d'être une union, ils y voient un leurre voire une dissonance. D'abord, l'amour est une "passion", une pulsion, quelque chose qui s'oppose à la raison. Parce qu'elle est telle, les philosophes rationalistes s'en méfient. Kant souligne ce danger quand il dit que les hommes sont capables de tout par amour, donc cela compromet notre rapport à la morale. Il vaudrait mieux "respecter" plutôt "qu'aimer" son prochain.
D'autres, comme Lucrèce ou Schopenhauer, pour des raisons différentes, pensent que l'amour sentimental est une illusion. L'amour occulte le rôle du corps, des instincts, bref de la nature ou de la vie. Il détourne de la jouissance sexuelle.

Examinons maintenant le deuxième terme : le "je", de "je t'aime".
Dans son rapport aux autres et au monde, le "je" peut-être plus ou moins présent, plus ou moins modeste.
Dans sa forme la plus vibrante, le "je" se veut le maitre de tout. Il considère qu'il est premier et déterminant. C'est ce que signifie étymologiquement le mot "égoïsme" ("ego" = je, en latin et le suffixe "isme" renvoie au côté doctrinaire) : l'idéologie du moi. Quand il dit : "je t'aime", il ne fusionne pas avec l'autre, il l'accapare. Là, l'amour devient une logique de domination, de séquestration de l'autre. Cet égoïsme s'exprime dans la jalousie, par exemple.
On ne peut, cependant, résumer le "je" à une structure autoritaire et autocentrée. Le "je" peut être généreux. L'être aimé devient alors l'objet de toutes les sollicitudes. L'amour devient alors l'objet d'un sentiment qui conduit à placer l'autre au-dessus de nos intérêts particuliers ou mesquins. Ce désintérêt nous grandit en même temps qu'il grandit l'autre.

Il nous reste désormais à analyser le "tu". Ici, la nature du "tu" est capable de redéfinir entièrement la signification de la phrase. On peut aimer des êtres différents de manière différente sans cesser de les aimer. On peut, par exemple, aimer sa femme, ses enfants, ses parents, son chien, mais ce ne sera pas de la même manière. À chaque "objet" une manière différente d'aimer. L'objet agit sur le sujet et lui impose sa manière propre de se rapporter à lui. Il y a une intelligence des sentiments.

Que peut-on conclure de tout cela ?
Que "l'Amour" est un mensonge. Entendons-nous bien, ce n'est pas l'amour qui est un mensonge, mais le fait de l'écrire avec une majuscule et d'en faire un être singulier. C'est "l"A…" de "l'Amour" qui pose problème.
- Faire de l'amour un absolu majuscule, c'est sacrifier les amoureux, en faire des êtres secondaires au service d'une identité désincarnée et idéale. C'est ôter toute vie, toute matérialité à ce sentiment.
- L'amour, ou plutôt "les amours" sont plurielles, variées, généreuses.
Non, vous ne rêvez pas, je n'ai pas abandonné les règles de la grammaire. En bon français, "un amour" est masculin, mes "des amours", c'est féminin. Une belle étrangeté qui s'applique aussi aux termes "orgue" et "délice".
Une fantaisie ? Peut-être pas. C'est une manière de montrer que lorsqu'on cesse de voir le monde avec des œillères, on change de genre. Ce qui n'est pas rien. On passe d'une différence quantitative à une différence qualitative. Autant dire qu'on opère une révolution.

21 - "Il faut lire les classiques".

C'est une expression qui a le don d'exaspérer une majorité d'individus. Il y a ceux qui se souviennent des cours où ils souffraient à décrypter cette langue française étrange du XVIe ou XVIIe s. Ce sont sans doute les mêmes qui n'ont (hélas) pas un bon souvenir de l'initiation au latin. Mais il y a aussi les adorateurs du progrès, qui ne voient pas l'intérêt de lire des textes anciens alors que le présent et l'avenir leur semblent tellement plus attractifs. Enfin, on peut aussi imaginer que la lecture des classiques parait, à beaucoup de gens, une littérature réservée à une élite un peu méprisante à l'égard du peuple.
Essayons de montrer pourquoi il est important de lire les classiques.
D'abord, qui sont-ils ?
Les classiques sont des auteurs d'une classe à part. On les catalogue comme des maitres d'œuvre, les incontournables, ceux qui sont à l'origine de tout ce que nous pratiquons aujourd'hui. D'une certaine manière, les classiques, ce sont nos ancêtres. Homère, Sophocle, Virgile, Lucrèce, Virgile, mais aussi Montaigne, Molière voire Baudelaire et Victor Hugo. L'éventail est vaste puisqu'avec nos exemples, on ne couvre pas moins de 28 siècles. Il n'est pas facile de dater ce que l'on nomme un classique.
Roland Barthes dit que les classiques, c'est tout simplement ceux que l'on étudie en classe. L'idée est pertinente. Hélas, quand c'est défini ainsi, le spectre de la rigueur académique n'est pas loin. Certes, il y a les mauvais souvenirs que cela rappelle à certains élèves, mais il y a surtout l'idée qu'on ne peut pas y accéder facilement etqu'il faut un maitre pour nous guider. Du coup, les "classiques" deviennent rapidement des "magistraux". Ce sont des œuvres qui émanent d'une autorité. Or, le terme autorité vient du latin "auctor", qui signifie "ce qui augmente". Elles nous paraissent donc comme des ouvrages presque inaccessibles, un peu comme ces livres dans une bibliothèque vitrée dont on n'a pas la clé.
Il ne faudrait surtout pas incriminer ceux qui pensent cela, car c'est l'image qu'un certain système éducatif a bien voulu donner. Les maitres sont les maitres, soyez humbles devant eux.
Pourquoi est-ce absurde ?
D'abord, rien ni personne ne devrait se sentir exclu d'une telle richesse culturelle. Ce ne sont pas les œuvres qui sont prétentieuses, mais ceux qui veulent les accaparer qui sont prétentieux. Homère s'adressait à tout le monde quand il récitait ses vers. Il n'exigeait pas de son public qu'il sache versifier comme lui, il cherchait à leur parler des dieux et des hommes de la manière la plus éloquente. Ceux qui exigent que l'on comprenne le grec pour lire Homère sont des imposteurs.
Ensuite, soyons sérieux, qu'est-ce qu'un classique ? C'est une œuvre qui été non seulement moderne, en son temps, mais aussi révolutionnaire pour son époque. Les grandes tragédies ne sont pas nées sous la poussière. Lire les classiques, c'est prendre la mesure de ce que la littérature peut avoir d'innovant.
Enfin, quand on lit les biographies des auteurs classiques, on se rend compte qu'ils ne sont pas les "pères-la-pudeur" que nous présentent les vieux manuels de la Troisième république. Jean de Lafontaine a composé des contes érotiques, Baudelaire avait un goût prononcé pour l'alcool, Victor Hugo a vécu avec deux femmes en même temps, Dostoïevski se ruinait en jouant à la roulette… Tout ceci nous montre qu'il y a bien des faiblesses chez les "Grands", donc qu'ils sont parfaitement humains. Ce ne sont pas des statues inabordables.
Quand on dit qu'il faut relire les classiques, on dit qu'il faut les revisiter. Il faut les faire descendre de leurs socles, les dépoussiérer, leur rendre une dimension humaine pour qu'on puisse profiter de leur génie.
Laisser les classiques aux spécialistes, c'est les faire mourir à petit feu.

22 - "Il faut que tout change pour que rien ne change"

Au sens littéral, cette phrase ne veut rien dire, car elle énonce une contradiction. Aucune expérience quotidienne ni aucune loi scientifique ne pourrait justifier une telle affirmation. Le sens commun aurait tendance à ne pas y prêter attention en se disant que c'est encore une sorte de délire intellectuel comme on en rencontre beaucoup dans la bouche de certains intellectuels.
On aurait tort de croire que cette expression n'est qu'un jeu de mots sans intérêt. Cette phrase est l'énoncé cynique d'une stratégie de communication qui fonctionne très bien, et dont nous sommes tous, plus ou moins les victimes. Et cela, autant dans le cadre publicitaire que dans les médias et en politique.
Prenons un exemple concret. Tout le monde a déjà vu de grandes affiches "Magasin fermé pour rénovation" ou "Bientôt ouverture de votre nouveau magasin". On se dit naïvement que l'on va voir une transformation spectaculaire et que cette "rénovation" va apporter un changement décisif. Le jour de l'inauguration, on voit, en effet, de nouveaux néons, un éclairage différent, les rayons rafraîchis, les murs repeints, les vendeurs avec de nouvelles tenues, etc. Hélas, on se rend très vite compte que ce sont exactement les mêmes produits qui sont en vente, que les prix n'ont pas changé, que les inconvénients de l'ancien magasin demeurent, mais sous une forme différente. Peut-être même avec l'obligation de devoir déambuler un peu plus longtemps dans le magasin, car les produits ont changé de place.
Tout semble neuf, mais rien n'a changé. Beaucoup de consommateurs ne s'en rendent pas compte et se satisfont de cette nouvelle façade. Le pari est gagné, on a tout changé pour que rien ne change. Autant dire avec Shakespeare : "Beaucoup de bruit pour rien".
Combien de réformes politiques se contentent de changer les noms ou les procédures pour, à la fin, aboutir au même résultat ? Combien d'émissions de télévision ou de radio se contentent de changer de nom ou de décor pour "faire peau neuve" à la rentrée ? Une écrasante majorité. Ici, le terme "peau" doit se résumer à la couche la plus superficielle : l'épiderme.
Dire qu'il faut que tout change pour que rien ne change, c'est admettre cyniquement que l'illusion suffit pour convaincre de la nouveauté.
Reconnaissons qu'après tout, les illusions sont bien la manière par laquelle nous entrons en contact avec le monde. Nos sens perçoivent ce que l'on appelle la réalité et notre cerveau interprète les données. René Descartes montre cela très bien dans son "Discours de la méthode". D'ailleurs, il nous met en garde contre nos sens, ils sont trompeurs. Il est important de veiller à être attentif à notre manière de comprendre le monde si nous ne voulons pas être la proie de notre imagination. Par exemple celle qui nous fait croire qu'une chose est neuve parce qu'on la considère sous un autre angle.
La neuropsychologie moderne ne contredit pas Descartes, mais elle ajoute une autre raison au fait que nous soyons souvent dupes des apparences. C'est tout simplement le coût physique et psychique auquel revient cette interprétation permanente du monde. Notre cerveau s'épuise tout simplement au contact de la réalité à force de chercher à tout comprendre, à trier ce qui est important et ce qui est accessoire, etc. Et il ne suffit pas de trier les données, il faut aussi les mettre en ordre et les organiser de telle manière qu'elles produisent une vision viable et cohérente de notre réalité. On peut prendre un exemple banal : les courses de fin de semaine. D'abord, il faut identifier ce qui est nécessaire pour en faire une liste. Ensuite, il faut aller au magasin pour trouver ce dont on a besoin ou un équivalent, le cas non échéant. Enfin, on rentre chez soi pour tout ranger à sa place. Tout le monde fait cela et tout le monde reconnait que cet acte nécessaire est très coûteux en termes d'énergie et de stress. En effet, nos sens et notre raison font leur marché "perceptif" en permanence.
C'est la raison pour laquelle notre cerveau se permet de prendre des raccourcis et de se mettre en veille de temps en temps.
Les raccourcis sont tout simplement les préjugés. Notez bien que tous les préjugés ne sont pas absurdes, mais même les plus efficaces restent très limités. On appelle cela la "doxa".
Pour la mise en veille, ce sont tout simplement les automatismes que nous mettons en place. Quand il est inutile de trop réfléchir, car l'action peut être faite de manière efficace sans intervention d'une pensée critique, nous serions absurdes de trop focaliser sur ces actes. On appelle cela les "habitudes".
Donc, la doxa et les habitudes sont deux manières positives de préserver notre énergie, mais ce sont aussi deux faiblesses. Comme nous l'avons vu plus haut, elles ne nous font considérer les choses que sous un angle. Dès lors, que nos habitudes sont bouleversées, nous pensons que les choses ont changé. C'est sur cela que compte le cynique qui sait qu'il suffit que, parfois, tout change pour que rien ne change. On peut affirmer qu'il y a quelque chose de faussement révolutionnaire dans le conformisme.

23 - N'aie pas peur".

Disons-le de suite, "n'aie pas peur" est une expression qui impose une double remarque, car elle est à la fois anxiogène et elle relève de la prophétie autoréalisatrice.

"Anxiogène", car le simple fait d'évoquer la peur rend le danger réel. Qu'il soit effectivement réel ou strictement imaginaire, cela ne change rien. En effet, la peur n'a pas forcément un objet.
Prenons simplement l'une des formes les plus inquiétantes de la peur : l'angoisse. C'est par définition une peur sans objet. Celui qui est angoissé ignore ce qui le met dans un tel état. Ceux qui ont des crises d'angoisse ne savent jamais quand celles-ci vont se déclencher, car l'objet de cet état émotif est inconnu. Certes, Sigmund Freud dirait qu'il y a au moins deux raisons inconscientes : la frustration sexuelle et la peur de la mort. Mais les angoissés ont beau savoir cela, cela ne change pas grand-chose à leur état.
Ainsi, le fait qu'il n'y ait pas un lien direct entre la peur et le danger fait que l'on peut susciter de la peur même quand on semble affirmer le contraire.
Le fait que "n'aie pas peur" est liée à une forme de prophétie autoréalisatrice tient en partie à ce que nous venons de dire.

"Autoréalisateur", cela renvoie au fait que parfois, par ce que nous nous attendons à quelque chose de négatif, nous modifions notre comportement pour faire en sorte que cela arrive. Nos émotions plutôt que de nous conseiller de fuir ce que l'on redoute, peuvent parfois provoquer ce que l'on cherche à éviter.
On peut prendre l'exemple de cet étudiant brillant qui va rater son examen tout simplement parce qu'il est convaincu de ne pas pouvoir le réussir.
"N'aie pas peur", se veut rassurant, mais cela a l'effet inverse. Cela stimule l'imagination, cette faculté que Blaise Pascal appelle "la folle du logis", car elle est capable d'inventer les pires choses. Rappelons simplement que les mots "fantôme" et "fantasme" sont construits sur le mot grec "phantasia" qui a donné, en ancien français : "fantaisie", qui désigne tout simplement l'imagination.
Dans son roman "Le pingouin", Andréi Kourkov fait dire à l'un de ses personnages (un dirigeant du KGB) : "la peur, c'est dangereux". De quoi, évidemment, terroriser encore plus son interlocuteur. Car après tout, il y a une logique dans cette expression, un homme qui a peur est quelqu'un qui peut être en proie à la panique. Cette dernière est toujours mauvaise conseillère.
Un autre problème est lié au fait que "n'aie pas peur" peut passer pour une injonction, pour un ordre. Or, la peur est une émotion il y a peu de chances que l'on puisse faire taire une émotion par un acte d'autorité. Surtout quand celui-ci est extérieur à la personne qui ressent cette émotion.
En fait, "n'aie pas peur" est un conseil que l'on devrait se donner à soi-même, car nous seuls sommes en mesure de gérer cet état d'esprit.
On connait le mot fameux attribué au Chevalier Bayard, parlant à son propre corps : "Tu trembles, vieille carcasse, tu tremblerais davantage si tu savais où je te mène". Cela peut paraitre étrange comme affirmation pour celui qui était réputé être "sans peur et sans reproche". En fait, cette citation montre tout simplement que le Chevalier Bayard était quelqu'un de courageux. En effet, la définition du courage c'est "de surmonter sa peur" et non de l'ignorer.
Celui qui ignore la peur est "téméraire", ce qui n'est pas une vertu. Ce serait même plutôt un défaut qui serait lié soit à une forme d'ignorance ou à une forme d'imbécillité. Ne pas reconnaitre la peur quand elle est présente va à l'encontre de tout ce que notre instinct est censé nous apprendre. Il vaut mieux s'appeler Chevalier Bayard que Charles le Téméraire (qui fut victime de ses ambitions démesurées de son absence de sens politique).
L'autre réaction à la peur, c'est la lâcheté. Cela consiste dans le fait d'avoir peur de la peur, d'être complètement impuissant face à l'idée même de danger. Comme c'est peu glorieux, on ne s'attardera pas sur ce point.
Revenons au courage, car c'est la solution de tous ces problèmes. Plutôt que de dire maladroitement "n'aie pas peur", pour les raisons formulées plus haut, il faut s'efforcer de montrer qu'il n'y a pas lieu d'avoir peur. Ici, le comportement est beaucoup plus éloquent que les mots. Le sang-froid appelle le sang-froid, car l'émotion parle à l'émotion. Cela, le corps le comprend bien. Ce n'est pas une fantaisie littéraire que de dire que le corps parle. Nous le savons tous, depuis notre plus tendre enfance. Quand nos parents sont fiers de nous ou quand ils sont irrités de nos actes, il ne se comporte pas de la même manière. Nous savons décrire ce langage corporel.
Ainsi il faut avoir le courage comme une vertu exemplaire, un "encouragement" à faire taire les peurs irraisonnées chez les autres. On aurait tort de croire que c'est un exploit. Être courageux n'a rien d'héroïque, au sens strict. D'ailleurs, on peut s'interroger sur les motivations de certains héros, dont on soupçonne souvent un côté téméraire. Pensons simplement à l'enthousiasme de Charles Péguy qui a perdu la vie très tôt, au début de la Première Guerre mondiale. Il est même acceptable de dire, sans être soupçonné de lâcheté, que le courage consiste parfois, précisément, à ne pas se comporter comme un "héros".
Le courage est plutôt une forme de sagesse. Il n'existe aucun "Sage" qui n'ait été décrit comme courageux. Celui qui incarne cette idée avec le plus de force est sans doute Socrate.
"N'aie pas peur" et donc une non-expression qui ne vaut que quand elle est tue, c'est-à-dire quand elle se manifeste en acte.





































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Dernière modification le : 01/09/2024 @ 12:40
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