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COURS DE PHILOSOPHIE - Année scolaire 2024 / 2025

Lundi 17 mars 2025

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Nouveaux textes 2024

 

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Vocabulaire critique de L à M

Le livre entier est téléchargeable gratuitement en epub ou PDF aux adresses suivantes :





LANGAGE : On prête trop souvent des caractéristiques humaines aux animaux, ce qui a le don d'agacer les individus de bon sens. Un jour, un homme soutenait fermement à Blaise Pascal qu'il avait acheté un oiseau capable de parler. Pascal s'en étonna et lui demanda ce que disait cet oiseau rare. L'autre répondit que son animal était capable d'articuler des mots ("Bonjour", "Au revoir", etc.) voire des phrases ("Il fait beau ce matin"... "Coco veut un gâteau"). Pascal répondit que c'était bien la preuve que son animal ne parlait pas, car s'il était vraiment doué de parole il aurait dit : "Sors-moi de cette cage, imbécile."

LIRE : Il ne faut pas hésiter à dire que la lecture est l'une des activités les plus élevées qu'un homme peut se permettre voire qu'il doit s'imposer. Pourquoi ?
D'abord, parce que c'est le résultat d'un processus culturel très complexe. L'acte de lire est relativement récent, pour nous. Il apparait évidemment avec l'invention de l'écriture, il y a environ 5000 ans. Ce qui n'est très vieux puisque l'apparition de notre espèce est estimée (au bas mot) à 100.000 ans. On connaît le processus qui nous conduit à cela. Il y a 10.000 ans, l'homme invente l'agriculture, ce qui le sédentarise. Les bonnes récoltes vont lui permettre de prospérer, ce qui va donner naissance aux premières grandes cités humaines. Afin de gérer cette cité, du point de vue économique (comptabilité) et politique (consigner les lois), on va inventer l'écriture. Naturellement, celle-ci ne vaut que si elle est déchiffrable, donc on invente conséquemment la lecture.
Mais c'est un système complexe et seuls quelques initiés sont capables de se servir de cette nouvelle technologie.
Il faudra attendre un temps très proche pour que l'écriture cesse d'être le privilège d'une minorité. On pense qu'au milieu du XVIIIe s. seul un tiers des Français savaient lire. Ce qui est déjà beaucoup par rapport à l'Antiquité.
Il va de soi que savoir lire permet, à cette époque, de s'émanciper du joug de l'autorité politique. Les philosophes produisent des livres interdits dans le but de proposer une alternative à l'absolutisme qui règne sur la vie politique. Ceux qui savaient lire en faisaient profiter les autres lors de lectures publiques, ce qui constituait une vraie force de propagande ou de liberté (c'est selon). Bref, la lecture n'est pas un acte anodin s'il nous permet de gagner en liberté.
La lecture est aussi ce qui nous permet de rencontrer des hommes que nous ne pourrions pas rencontrer physiquement. On peut écrire à ceux qui sont loin et on peut lire les livres de ceux qui sont morts.
Ainsi, on multiplie ses chances de pouvoir confronter nos idées à celle d'autres hommes. Lire, c'est éprouver notre intelligence, la mettre en contact avec autre chose que soi-même. C'est un excellent chemin vers ce "décentrement" dont Boris Cyrulnik dit que c'est le propre de l'intelligence.
Une autre étape est franchie quand nous cessons de lire à voix haute (à peu près au Ve s.). En notre for intérieur, nous pouvons lire et relire les passages qui nous intéressent sans que l'on puisse nous le reprocher. Plus proches de notre intériorité, nous sommes plus proches de notre intimité. Il faut révérer la douce et efficace solitude de la lecture.
Mais me direz-vous, tout cela, c'est le passé. Aujourd'hui nous avons d'autres médias qui nous permettent de faire la même chose sans vraiment se donner la peine de lire.
Lourde erreur.
Si nous pouvons accéder à peu près au même contenu que ce que nous offre la lecture à travers divers médias, la manière dont on y accède change totalement. Un documentaire radio ou une émission de télévision est très rarement exigeant.
À côté, la lecture est un sport de combat.
Ouvrir un livre suppose de se confronter à une écriture qu'il convient d'abord de déchiffrer. Cela suppose de bonnes aptitudes et de bonnes connaissances techniques. Une vidéo ou une bande-son peut être perçue de manière quasi passive alors que la lecture est toujours un acte volontaire. Il faut de la détermination pour se confronter à quelques centaines de pages de signes sévères qui se reproduisent de page en page sans aucune originalité.
Ensuite, il faut stimuler non seulement notre imagination, mais aussi notre intelligence afin de créer comme un second espace au-dessus de toute cette matière imprimée. Il faut que l'œil suive les courbures et les droites des lettres d'imprimerie pendant que notre cerveau crée des liens de cause à effet, des émotions… Et finalement des joies ou des déceptions. Lire, c'est se trouver en situation de devoir être le maître du monde, le maitre d'un monde à deux étages où nous existons à la fois au raz de la feuille de papier et dans les sommets vertigineux de nos cogitations.
Le tout, sans être accompagné d'une voix charmeuse, castée pour une radio FM et sans pouvoir se reposer sur une image télévisuelle qui nous rend stupides, donc nous rassure.
Le lecteur est un héros solitaire, fier, livré à lui-même. C'est Descartes dans sa pièce avec son poêle ou Rousseau sur son île suisse.
Troublé par personne sinon par lui-même, le lecteur puise au fond de ses propres ressources. Il cultive son intelligence en l'éprouvant.
Voilà pourquoi il faudrait être fou pour ne pas lire.

LITTÉRAIRES ET SCIENTIFIQUES : Notre système éducatif, pour ne pas dire l'Éducation nationale, est conçu de telle manière qu'il induit un certain nombre de catégories qui n'existent pas nécessairement dans d'autres pays ou qui sont discutables. Certes, on en a fini avec les fameuses écoles de garçons et écoles de filles (merci mai 68), mais il y a d'autres pseudo-oppositions qui ont la vie dure. D'abord, on considère qu'il y a des capacités intellectuelles et des capacités manuelles. Voire, ce qui est très critiquable, qu'un élève qui n'est pas très bon dans des matières théoriques sera plus à l'aise dans des métiers dits "manuels". Mais ce n'est pas ce qui nous intéresse ici.
L'autre grande opposition met face à face les "littéraires" et les "scientifiques". On a tendance à penser que celui qui n'est pas bon en maths est sans doute un littéraire et on excuse un élève qui a de bonnes notes en maths d'être nul en français. Ce préjugé, car je ne sais pas comment l'appeler autrement, est cautionné par des tas de facteurs. D'abord les filières du baccalauréat. Il y a davantage de sciences en séries S qu'en série L. Forcément, car "S" signifie "sciences" et "L" désigne "les lettres". Aussi, dès la classe de seconde on nous demande de faire un choix.
Puis, il y a aussi les bulletins. Sur le relevé de notes trimestrielles sont très clairement séparées les matières littéraires et les matières scientifiques.
Ensuite, de nombreux professeurs acquiescent voire cautionnent cette pseudo distinction. Comment pourrait-il en être autrement puisqu'ils sont eux-mêmes le résultat de cette Éducation nationale ?
Enfin, cela arrange pas mal d'élèves. Pour celui qui n'a envie de travailler qu'en maths, il dira qu'il n'est pas littéraire. Idem pour celui qui n'aime que les matières littéraires, il lui sera facile de convaincre qu'il n'a pas l'esprit scientifique.
Voilà comment on fabrique des paresseux.
Qu'est-ce qui nous permet de dire cela ? Tout simplement le statut de la philosophie.
Au lycée, la philosophie est considérée comme une matière "littéraire". C'est ainsi qu'elle est perçue et c'est ainsi qu'elle se présente de manière académique sur le fameux relevé de notes. Or, cette qualification est tout simplement aberrante.
D'abord, on peut réussir une agrégation de philosophie et un doctorat de philosophie sans jamais avoir pris une seule matière littéraire à l'université. En revanche, il est impossible de valider un cursus de licence sans avoir fait de la logique, des mathématiques et de la physique. Étonnant, non ?
Mais bon, on pourrait nous rétorquer que le statut de la philosophie au sein de l'Éducation nationale, n'est pas nécessairement représentatif de ce que font les "philosophes". Sachant qu'un professeur de philosophie n'est pas forcément philosophe et qu'il y a des philosophes qui ne sont pas professeurs de philosophie.
Qu'en est-il des philosophes, ceux que la doxa n'hésiterait pas à qualifier de "vrais", ceux dont on lit le nom dans les manuels ?
Historiquement, ils sont presque tous aussi bons scientifiques que bons littéraires. Jusqu'au XXe siècle, la distinction n'a aucun sens. Platon a fait écrire sur l'entrée de son académie "Nul n'entre ici s'il n'est géomètre". Ce féru de mathématiques est aussi l'un des meilleurs écrivains de son temps. Cela vaut aussi pour Aristote, qui, de ce point de vue fut un disciple fidèle de Platon. Pensons aussi aux philosophes du XVIIe siècle : Descartes, Pascal, Leibnitz… Voilà des noms qui parlent autant aux mathématiciens qu'aux philosophes. Leur apport en science fut déterminant et leur style littéraire est incomparable. On oublie aussi que Voltaire fut un très bon scientifique et un fervent défenseur des idées de Newton. Que dire de Diderot, l'une des plumes les plus brillantes de son temps et le fer de lance de l'Encyclopédie (sous-titrée "Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers") ? Et Bergson qui fut à la fois membre de l'Académie des sciences et prix Nobel de littérature ? Certes, après il y a eu Sartre, Camus, Jankélévitch… qui ne manifestent pas un enthousiasme bruyant pour les sciences (qu'ils ne dénigrent jamais, soit dit en passant). Mais, au même moment, les philosophes anglo-saxons ne cachent pas leur fascination pour les modèles scientifiques qu'ils s'emploient à imiter.
Alors, que signifie un système qui voudrait que les scientifiques et les littéraires soient deux espèces à part ? Les pédagogues à l'origine de cette idée, considèrent-ils que nous ne pouvons être qu'à moitié intelligents ? Qu'il y aurait de neurones littéraires et d'autres portés vers la science ? Mystère.
Si c'est un choix idéologique, espérons qu'il ne dure pas trop longtemps. Si c'est une simple erreur, espérons qu'on s'en rendre très vite compte.
D'une manière ou d'une autre, il ne faudra pas hésiter changer de modèle. Ce ne sera pas très dur, car les poubelles de l'histoire sont vastes et accueillantes. Il y a de la place pour ce type d'incongruités.

MAGIE : Disons-le franchement, la magie cela n'existe pas. Pas plus blanche que noire, ou grise ou ce que vous voudrez. Mais, cela ne veut pas dire que ce terme n'a aucun intérêt et qu'il faudrait se contenter de l'ignorer. Avouons que pour un épiphénomène, il prend une place considérable dans l'horizon médiatique.
Certes, en Europe du moins, il semble difficile de vouloir consulter un magicien ou un mage aujourd'hui. Pourquoi ? Peut-être parce que les différentes révolutions industrielles ont mis à notre disposition des techniques capables de remplacer les pouvoirs que l'on prête à ces êtres censés avoir des aptitudes surnaturelles. Quand on attendait d'un mage qu'il nous donne des nouvelles de quelqu'un qui est loin, qu'il nous permette de voir l'image d'un disparu, qu'il nous guérisse d'un mal inconnu… Tout cela est plus ou moins à notre portée. Skype nous permet de voir des amis qui vivent à l'autre bout de la Terre, nos vidéos nous permettent de revoir nos amis morts et la médecine est plus efficace que les imprécations d'un homme au comportement étrange et qui porte un turlututu chapeau pointu.
Et pourtant, même en "Occident" (cette patrie fantasmatique de la raison, selon de nombreux philosophes) les mages subsistent et se portent plutôt bien. Il suffit de parcourir les dernières pages de certains journaux pour voir un nombre impressionnant de publicités pour des guérisseurs, des voyants, des astrologues et autres. Si l'on n'en croit la loi du marché, là où il y a de l'offre, il y a de la demande. Ils seraient donc (économiquement) légitimes.
Comment cela est-il possible ?
La vraie question est plutôt : comment croire que cela pourrait être impossible ?
Partons du principe que l'homme est une espèce animale étrange, capable d'accorder autant d'importance à ce qui existe qu'à ce qui n'existe pas. Alors, son rapport au réel est trouble. Même sachant que tout cela n'a pas de réalité, je peux décider d'aller voir un spectacle d'illusionniste. Non pas pour y croire, mais pour m'étonner de ma capacité à vouloir y croire. Comment a-t-il fait ? Comment peut-on faire disparaitre un éléphant d'une scène de théâtre avec un peu de fumée et en si peu de temps ? Je sais que cela est impossible et pourtant cela m'impressionne.
Si l'on transpose ce goût du spectacle de la scène à la réalité quotidienne, il faudra admettre que la différence n'est pas très grande. Est-il possible de se soumettre aux arguments de la raison quand, tout en nous, s'y oppose ? N'aura-t-on pas la tentation de nous dire que le monde est peut-être plus complexe que ce que l'on nous en dit ?
Si mon médecin me dit que tel mal est incurable et si un mage me dit qu'il a peut-être une solution, qui vais-je croire ? Théoriquement, mon médecin, car c'est ce que la raison m'impose. N'oublions pas que "docteur", cela veut dire "savant", en latin. Lui, il sait. Enfin, dans ce cas, il sait surtout qu'il ne peut rien pour moi. L'autre, le mage ou le guérisseur ou ce que vous voudrez, n'est pas un savant, mais il me promet quelque chose que je veux. C'est irrationnel, mais peut-être aussi irrationnel que peut l'être une partie de mes désirs. Là, il y aurait une concordance de nature. Est-il fou de vouloir ce que me promet un fou, si je suis fou ? Non, c'est pour cela que ça fonctionne. L'un attire l'autre dans son exceptionnelle aptitude à l'irrationnel. Et les deux s'entendent à merveille : le prédateur et la proie ne font qu'un. Celui qui veut pouvoir voler ira naturellement chez un marchand de tapis volants, c'est évident.
Ce qui est étrange c'est que ce goût pour l'abracadabrantesque est parfaitement conscient. Le gogo qui va perdre une partie de son salaire chez un charlatan n'est jamais totalement idiot. D'ailleurs il en parle autour de lui, il se confie à ses amis voire à son banquier (dûment sollicité). Il n'est pas absurde de penser que ces mêmes amis peuvent le mettre en garde voire tentent de le dissuader de perdre son temps et son argent en charlataneries.
Comment se fait-il que, malgré les mises en demeure de son entourage, celui-ci persiste dans ses illusions ?
Sans doute parce qu'une illusion n'est jamais juste une erreur. On corrige ses erreurs, mais on désire ses illusions.
Seul un fanatique de la rationalité peut penser qu'il n'y a pas de raison de choisir autre chose que la raison. Il ne faut pas confondre la cause et la raison. La première est ce qui conditionne un acte et peu importe la logique qu'elle pourrait produire. L'autre est censée être ce qui cautionne moralement un acte. Si je préfère que mon voisin meure plutôt que mon chien, ce n'est pas très raisonnable, car mon voisin est humain et que mon chien n'est qu'un chien. En revanche, mon chien est mon chien, alors que mon voisin peut être un pitre pathétique qui ne manquera à personne. Comme par magie, je voudrais bien que les valeurs soient inversées et que l'on m'autorise à me débarrasser de l'un au profit de l'autre. C'est curieux, mais pas absurde.
Le goût de la magie est aussi un goût pour l'irrationnel, pour le rêve, pour la poésie.
Est-ce vraiment quelque chose à quoi il faut renoncer ?
Oui et non. Une synthèse est toujours difficile à produire. Phonétiquement, une "syn-thèse" peut devenir une "pro-thèse" voire une "fou-taise". Le radical est presque identique. Comment éviter ce naufrage sémantique ?
La réponse n'est pas simple. On voudrait dire qu'un minimum de lucidité suffirait. Si c'était le cas, cela fait très longtemps que certains hommes politiques ne seraient plus élus. Il suffirait de faire le lien entre ce qui est promis avant les élections et ce qui a été mis en œuvre, pour juger du degré d'illusionnisme du candidat. S'est-il voulu magicien en se présentant ? L'est-il devenu en étant élu ? Voilà des questions un peu étranges, mais pertinentes.
Revenons à notre toute première affirmation : la magie cela n'existe pas. C'est vrai.
Mais la magie, c'est comme les fantômes. Ce n'est pas parce que cela n'existe pas que personne n'en a jamais été le témoin. Dans les deux cas, c'est le désir qui domine. Si untel est capable de m'apparaître en fantôme, pourquoi ne le pourrais-je pas moi ? Je ne suis pas plus bête que lui. Aussi, cela me donne l'espoir de pouvoir survivre à ma propre mort. Cela me rassure et cela me convient. C'est cela qui me convient aussi quand j'attends d'un extralucide qu'il me dise que mon avenir est intéressant.
En fait, le pouvoir de la magie n'est rien d'autre que l'expression extérieure de notre capacité à vouloir nous mentir à l'intérieur. La magie, c'est cela : croire que le monde tourne autour de nous et qu'il serait aberrant qu'il ne le fasse pas. La magie, c'est l'incapacité d'être un peu modeste. C'est ce point aveugle qui obnubile la seule chose qui pourrait nous rendre un peu moins animal : notre humilité.
Bref, la magie est un grand vecteur de ridicule.

MALENTENDU (le pied de la lettre) : Le langage ne sert pas qu'à communiquer. Ce n'est pas qu'un ensemble de signes pratiques pour nous permettre de nous adapter à un environnement physique. C'est cela qui nous distingue des autres animaux. Nous pouvons dire tout et n'importe quoi avec une sincérité et une force de conviction désarmantes. On peut, par exemple, crier au loup, quand il n'y a pas de loup. Voilà bien quelque chose de totalement inutile dans le règne animal. Même le perroquet qui imite les cris des autres animaux, en période de reproduction, et qui crée un peu de confusion, ne le fait pas intentionnellement.
Ce qui fait la particularité du langage est donc moins sa capacité à "dire ce qui est" que la capacité à "trahir ce qui est". Le menteur est plus humain que n'importe quel animal. D'ailleurs, il existe même un art propre au mensonge qui magnifie les fonctions du langage : la littérature. C'est elle qui nous fait comprendre qu'il n'y a pas d'homme plus heureux que celui qui vit sous l'empire de son imagination.
Pourtant, nous nous satisfaisons difficilement de cette tendance à pouvoir dire tout et n'importe quoi. Si le menteur est humain, cela ne signifie pas que l'on puisse résumer l'humanité à la propension au mensonge. Tout humain ne se grandit pas en mentant. Il faut bien que le langage nous permette d'être un peu au contact de cette réalité qui fait que nous ne sommes pas que des êtres évanescents.
On trouve même des hommes qui se targuent de faire un usage strictement utilitaire du langage et qui condamnent tout ce qui s'éloignerait de ce souci réaliste. Ce sont évidemment les scientifiques qui élaborent un langage codifié censé éloigner les propos fantaisistes ou purement subjectifs.
Dans un autre registre, il y a aussi les pragmatiques, les réalistes "viscéraux". Dans ses "Mythologies", Roland Barthes nous raconte l'anecdote de ce restaurateur obligé de faire des réceptions pour des intellectuels qu'il déteste. Il les surnomme les "hélicoptères", parce qu'il considère qu'ils vivent en hauteur, loin des réalités et qu'ils sont juste capables de faire du surplace. On se doute que, pour cet homme, le langage ne sert pas à produire des concepts "fumeux", mais à traduire la réalité concrète de ceux qui, comme lui, vivent la "réalité" des choses.
Cette vision est brutale, donc inadmissible. Elle ne doit faire l'objet d'aucune complaisance. En revanche, on peut comprendre qu'il y a des gens qui n'ont que peu de goût pour les abstractions lyriques.
Mais, il y a peut-être plus inquiétant.
Certains individus sont de tels dévots du langage, qu'ils se targuent de ne le vivre qu'au pied de la lettre. Ce sont ceux qui, comme le souligne Roland Barthes, affirment le principe selon lequel la tautologie est la base même du discours. Il n'y a donc aucune raison d'aller au-delà de ce que signifient les termes, car ils se suffisent à eux-mêmes. "Un chat est un chat", "noir c'est noir"… autant de truismes censés exprimer la "vérité vraie", celle qui n'a aucune raison de douter de la matérialité des mots.
Certains religieux fanatiques se trouvent dans la même situation. Comment ne pas lire le référent sacré à la lettre si celui-ci est dicté par la divinité elle-même ? L'intégriste ne comprendrait pas que la loi ne puisse pas être la loi. S'il est dit, dans la Bible, par exemple, que ceci est ceci, "ceci" ne peut pas être "cela". Il faut lire la Lettre à la lettre, en se gardant bien d'en faire une lecture personnelle. On ne plaisante pas avec la loi : Dura lex sed lex.
Spinoza a été excommunié par sa communauté et poignardé par un fanatique religieux, car il a osé dire que la Bible pouvait se lire de manière symbolique. Noé a-t-il vécu plus de 800 ans comme cela est dit ou bien ces 800 ans sont-ils l'expression symbolique d'une très longue vie ?
Le pied de la lettre fait peur, car il n'est pas absurde de penser qu'il faut manquer d'imagination, de tolérance ou d'humour pour être aussi proche de la "lettre de la lettre". Mais c'est ambigu, car parfois la lettre doit être la lettre. Même le droit le plus pertinent doit admettre cela. Sans codes écrits, il n'y a que de l'arbitraire. Le droit dit "positif" se doit de consigner les règles de l'égalité entre les hommes. En revanche, si l'on se contente d'appliquer aveuglément la loi, on risque de nier la base même de la justice. Il faut un minimum d'intelligence. Couper la main à un voleur au prétexte qu'il a volé et aussi stupide qu'affirmer qu'un "chat est un chat". On peut mettre sur le même plan l'amoureux de la tautologie et le partisan d'une justice expéditive. Il y a une différence entre un homme qui vole du pain parce qu'il meurt de faim et un homme qui vole des objets de luxe pour s'enrichir.
Ce qui ne justifie évidemment pas qu'il faille couper des mains.
L'esprit de la loi doit s'opposer à la lettre de la loi. En termes philosophiques on dira qu'il faut qu'il y ait de l'équité en plus de l'égalité. Aristote nous dit que l'équité est ce qui corrige la loi et qui trouve une loi là où le législateur aura manqué de statuer.
C'est dans cet "esprit" que ce trouve la vraie nature du langage, celle qui nous pousse à produire des nuances, des subtilités. Celle qui nous pousse aussi à toujours penser que le monde est infiniment plus complexe que ce que l'on peut croire.

MÉMOIRE : Pour le sens commun, la mémoire est la faculté qui nous permet de nous souvenir de ce que nous avons appris. On peut considérer qu'il y a deux erreurs dans ce point de vue. Expliquons-nous.
D'abord, il ne faudrait pas dire "la", mais "les" mémoires. La psychologie classique distingue trois types de mémoires : la sémantique, l'épisodique et la procédurale. La première consiste à se souvenir des informations que nous avons apprises. C'est le sens courant du terme. Par exemple, la "Lettre à Élise " est une pièce pour piano de Beethoven. Le deuxième type de mémoire met en jeu les conditions concrètes (les "épisodes", le "vécu") dans lesquelles nous avons appris quelque chose. Par exemple, Untel a découvert ce morceau de piano de Beethoven avec son professeur de musique au collège en quatrième. Enfin, la dernière forme, la mémoire procédurale, n'est rien d'autre que le souvenir des gestes à accomplir pour réaliser quelque chose. Par exemple, Untel a appris à jouer "La lettre à Élise" et aujourd'hui, sans y penser, il peut exécuter le morceau sur n'importe quel piano.
Pourquoi doit-on dire "des" mémoires et pas "la" mémoire ? Car elles peuvent étrangement exister l'une sans l'autre. Quelqu'un qui a subi un traumatisme crânien peut être atteint d'amnésie, mais il peut être capable de jouer cette pièce de Beethoven sans savoir qui l'a composée, ni où et comment il l'a apprise. On peut aussi ne pas se souvenir d'un code de carte bleue et pourtant être capable de le taper sur le clavier du distributeur. Comme si nos doigts s'en souvenaient pour nous.
Ensuite, la mémoire n'est pas qu'une faculté de se souvenir. On sait, désormais, que la mémoire à pour fonction principale d'oublier. Étonnant ? Pas tant que ça. Ici, il ne faut pas penser à l'oubli comme le défaut ou l'envers négatif du souvenir. L'oubli, consiste avant tout à trier ce qui important et ce qui ne l'est pas. Pour ce faire, la mémoire est très douée et c'est tant mieux. D'abord, il serait épuisant de se souvenir d'informations qui ne servent à plus rien. À quoi bon connaître par cœur le numéro de l'ancienne box wifi qu'on a changé il y a trois ans ? Ménageons notre cerveau.
Ensuite, est-ce que vous pouvez imaginer ce que serait le monde si nous ne pouvions pas oublier les actes injustes dont nous pouvons être victimes et que nous pardonnons aux autres ? Ménageons nos nerfs.
L'oubli a du bon, reconnaissons-le et remercions notre (nos) mémoire(s) de ce doux abandon.

MIROIR : On se regarde dans un miroir, mais que voit-on dans ce miroir ? Ou plutôt "qui" ou "qu'y" voit-on ?
Quelqu'un de peu "réfléchi" dirait : "Je m'y vois, moi". C'est un peu rapide. Est-ce vraiment lui qu'il voit ou est-ce son reflet ? Ce n'est pas pareil. C'est d'autant moins "pareil" que le reflet en question est inversé horizontalement. Ce qui change pas mal de choses.
En fait, la bonne réponse est la suivante : "Je vois ce que je ne devrais pas voir". Étrange ? Pas tellement. La nature pousse les êtres à se développer selon des critères qui sont exclusivement biologiques. Les animaux ne possèdent, généralement que des organes ou des moyens qui sont strictement nécessaires à leur survie. Par exemple, la vision binoculaire, notre champ de vision, notre sensibilité aux couleurs n'a strictement rien d'esthétique, c'est simplement ce dont nous avons besoin. Mais, l'homme est un animal étrange. Ses besoins n'ont rien de naturel. Ils sont généralement excessifs au point où nous avons inventé un terme pour les singulariser, on parle de "désir".
Comme nous sommes des êtres de culture et non des êtres de nature, on ne va pas se contenter de voir ce que la nature nous permet de regarder. Il faut trouver un moyen de dépasser ou de contourner cette limite et la transgression, ça nous connait. Le miroir est la preuve du peu de cas que nous faisons des impératifs biologiques. Non contents de voir la nature et les autres hommes, nous voulons nous voir nous-mêmes.
Pour quoi faire ? À quoi bon rajouter notre image à la somme déjà hallucinante de figures singulières que nous rencontrons quotidiennement ? Le paysage n'est-il pas déjà surchargé de visages ?
"Je veux exister", dit l'homme devant son miroir.
"Je", c'est cela peut-être le secret du miroir. Et pourtant, le miroir est l'inverse du cogito. En effet, pour atteindre le "je" qui pense, Descartes fait abstraction de tout corps, de toute étendue ("Discours de la méthode").
Dans le miroir, ce n'est que le corps qui existe et souvent sans aucune pensée, juste avec un amour de soi contemplatif.
Il faut donc répondre à la question qui s'interroge sur ce que l'on voit dans un miroir. Et bien, rien, on y a voit rien. Tout miroir est un miroir aux alouettes. Généralement, on n'y regarde que ce qui nous intéresse. Ma cravate est-elle ajustée ? Mon bronzage est-il parfait ? Mes dents sont-elles blanches ? Bref, rien de vraiment exceptionnel ni de profond. Et, après tout, tant mieux, ainsi on ne sera jamais déçu. De toute manière que voulez-vous demander à un miroir ? Jean Cocteau dit que "les miroirs feraient bien de réfléchir davantage". Réfléchir, certes, mais "penser", c'est autre chose.

MOI : Qui suis-je ? L'image que j'ai de moi-même ? L'image que je donne à voir à autrui ? L'image qu'autrui a de moi ? Et comment être sûr qu'autrui n'a pas de moi une image plus conforme de moi tel que je suis, plutôt que tel que je me donne à voir ?
Ce Moi qui nous parait tellement évident et que nous n'hésitons pas à produire partout où cela est possible, est bien moins transparent qu'on croit. Il s'apparente davantage à un kaléidoscope, qu'un miroir lisse. On n'en saisit que des fragments, parfois de simples reflets. C'est le philosophe David Hume qui exprime le mieux cela quand il nous dit qu'il est strictement impossible de se saisir soi-même sans tomber sur une perception particulière, fugace, impossible à définir. Il ajoute que c'est cette perception que nous éprouvons et non l'idée d'une unité rassurante que l'on appellerait le "moi". Bref, nous ne sommes que des fragments de ce que nous pensons être une réalité, mais qui n'est peut-être qu'une illusion.
Un peu plus loin, dans "Le traité de la nature humaine", David Hume nous dit que cette question est tellement abyssale qu'elle l'angoisse. Il nous propose même une solution : cesser d'y penser et aller jouer aux cartes avec des amis. Il parait que c'est un remède très efficace.

MORT : De nombreux philosophes pourraient souscrire à l'idée que "philosopher, c'est apprendre à mourir". Cette phrase est énoncée par Cicéron dans les "Tusculanes", rendue célèbre par Montaigne (Essais I, 20) et on la peut trouver chez Platon sous la forme : "Philosopher c'est apprendre à mourir au "sensible" (Phédon).
Après tout, si la philosophie a pour vocation de poser des questions existentielles, il va de soi que celle-ci figure en bonne place parmi les problèmes importants. Mais, c'est évidemment une question incommensurable, à laquelle des réponses très diverses ont été apportées.
Si l'on voulait être vraiment caricatural, on dirait qu'il y a les "pour" et les "contre". Pour ou contre la mort, est-ce que cela a un sens ? Parfaitement. Certains philosophes vont jusqu'à nier que la mort existe, d'autres en revanche, y voient la seule "réalité".
Commençons par les premiers. Le cas le plus fréquent est celui du philosophe religieux. Selon lui, l'âme survit au corps dans un monde meilleur (paradis) ou pire (enfer). Citons naturellement saint Augustin. Il y a en d'autres qui pensent que l'âme survit au corps, mais qu'elle ne peut pas rester infiniment sans enveloppe charnelle. Aussi, elle se réincarne, selon des cycles plus ou moins longs. Cette thèse est défendue par Platon. Il y a aussi ceux qui ne croient pas à la survivance de l'âme, mais qui n'en font pas un drame. Ils considèrent que la mort n'est rien, parce que "tant que nous sommes, elle n'est pas et quand elle sera, nous ne serons plus". Bref, on ne la rencontrera jamais, donc pourquoi s'inquiéter ? Le lecteur perspicace a bien sûr reconnu Épicure.
Dans tous ces cas, la mort ne mérite pas trop d'attention. L'important est de bien vivre pour gagner une meilleure vie (saint Augustin et Platon) ou de bien vivre pour … bien vivre (Épicure).
Et les autres ? Ceux pour qui la mort n'est pas rien ou presque rien.
Citons d'abord les "existentialistes". On prend le terme dans un sens très large (peut-être même inexistant) car il y a des existentialistes de tout poil. Selon eux, la mort est l'horizon de notre existence. Tout se mesure dans cette optique. C'est la seule réalité, car c'est ce vers quoi tout converge. Pour Kierkegaard, par exemple, la peur de la mort (l'angoisse) est peut-être le sentiment le plus réel qui soit, car c'est celui qui traduit le mieux la condition métaphysique de l'homme (et pourtant, il était chrétien…) Idem pour Heidegger (plutôt "pas chrétien"), car pour lui, la réalité de notre existence consiste à nous penser comme un "être pour la mort" ("Sein zum Tode"). Là est notre vérité. Nous naissons, croissons et mourrons sans raison particulière, sans détermination métaphysique. La mort est l'horizon à partir duquel il faut faire l'expérience de notre vie, car il n'y a pas autre chose. Cela permet de relativiser.
Il y a aussi Hegel, pour qui la mort est la base de tout processus d'évolution, surtout en histoire. Il faut que les civilisations disparaissent pour que d'autres triomphent. Il conçoit l'histoire comme une guerre incessante dont le principe créateur est la mort. Celle-ci est fondamentale. C'est un peu comme dans les théories modernes qui nous parlent d'apoptose, l'idée selon laquelle c'est la mort qui sculpte la vie. Elle est le processus nécessaire et déterminant de l'évolution. Si cela vous semble bizarre, n'oubliez pas que notre espèce ne survit que parce que les générations succèdent aux générations. Quel bazar cela serait si tous les êtres vivants de notre espèce n'étaient jamais morts. Une estimation récente dit que nous serions plus de 110 milliards d'êtres humains. Mieux vaut ne pas être misanthrope.
De toute manière, on ne saura jamais le fin mot de l'histoire. Comme dirait l'autre, l'important, c'est de participer.

MORT (des philosophes) : La mort est l'une des questions les plus abyssales. C'est une vraie contrainte psychologique. Nous savons que nous ne pouvons pas y échapper et pourtant nous faisons tout pour croire le contraire. On se dit que ce n'est pas pour maintenant, que rien n'est jamais perdu, que la science fait des progrès, etc. En somme, on se ment face à une évidence qui est trop lourde pour nous. Il n'y a pas un philosophe qui ne propose son explication quant à ce phénomène. La mort est une obsession chez les philosophes.
Il y a fort à parier que tous ces philosophes auraient donné cher pour savoir comment ils mourront. Quel motif sur leur acte de décès ?
Nous, nous le savons, car l'histoire nous a laissé des témoignages. Alors, faisons un petit tour du côté du "trépassement" des grands hommes. Voici une liste non exhaustive à la manière de "Six feet under" :
Socrate (399 av. J.-C.) suicide au poison, à la cigüe, après condamnation à mort. Platon (347 av. J.-C.), arrêt cardiaque au cours d'une noce. Aristote (322 av. J.-C.), maladie (cancer ?) de l'estomac. Épicure (270 av. J.-C.), maladie de la pierre (calculs rénaux). Cicéron (43 av. J.-C.), assassiné sur ordre de Marc Antoine. Sénèque (65) suicide, sur ordre de Néron. Montaigne (1592), comme Épicure, maladie des reins. Descartes (1650), pneumonie. Spinoza (1677), fièvre. Kant (1804), fatigue, épuisement, vieillesse. Hegel (1831), atteint du choléra. Nietzsche (1900), la syphilis. Schopenhauer (1860), crise cardiaque. Freud (1939), cancer de la gorge. Bergson (1941), rhumatisme déformant et vieillesse. Sartre (1980), œdème pulmonaire. Foucault (1984), SIDA.
Si tout cela vous fait froid dans le dos, pensez que ces quelques motifs de décès sont négligeables par rapport à ce que la vie a pu inventer comme astuce pour nous mettre à la porte.
On ne saurait jamais, en revanche, si au moment de partir, ils furent convaincus de l'idée selon laquelle "philosopher, c'est apprendre à mourir". Après tout, est-il possible d'apprendre quelque chose dont personne n'a jamais pu tirer une expérience personnelle ?

MUSIQUE (intériorité) : De quoi la musique est-elle le reflet ? Qui influence qui ? Par exemple, est-ce que l'on écoute de la musique parce qu'on est triste ou bien est-ce que l'on est triste parce que la musique que l'on écoute est triste ?
D'un côté, on sait que la musique est un affect puissant capable d'agir directement sur notre cerveau. Comme Swann, dans la "Recherche" de Proust, un air entendu peut par hasard peut nous ramener directement à une personne ou un lieu que l'on a oublié ou que l'on cherche à oublier. Le lien est si intime qu'on ne saurait en faire l'économie. On peut aussi remarquer qu'une musique entrainante peut nous faire sortir de notre torpeur et on peut se caler, presque malgré nous, sur la cadence pour en suivre le mouvement. Inversement, une musique triste peut nous conduire à être nous-mêmes tristes. Les cérémonies d'enterrement sont particulièrement efficaces à cet effet, avec leur playlists déprimantes. Nous serions donc le jouet passif de la musique.
En revanche, quand on maîtrise ce que l'on écoute, on ne met pas n'importe quoi. On cherche un morceau qui correspond à ce que nous avons envie d'écouter. On évite de mettre un requiem quand on est plein d'entrain et on ne supporte que difficilement une opérette quand on est fatigué ou d'humeur grave. Ici, nous sommes les acteurs et non les patients de nos passions.
De toutes les manières, il y a quelque chose de viscéral.
En fait, la question initiale montre à quel point la musique n'est pas un art comme les autres. Alors qu'une peinture, une sculpture ou un roman sont des objets très clairement extérieurs à nous, la musique semble venir de nous-mêmes. Elle semble provenir de notre intériorité, voire de note "intimité" (étymologiquement, le "plus moi" en "moi"). Il y a une osmose dès le départ.
Cioran prétend que la femme est de la musique prisonnière de la matière. Étendons cette idée à l'humanité.
C'est sans aucun doute l'un des arts les plus anciens. Il est évidemment plus vieux que la littérature, que l'architecture ou que la peinture. On peut même imaginer que la musique est plus ancienne que la sculpture. Après tout, pourquoi graverait-on quelque chose sur de la pierre alors que l'on a rien à dire ? Car, la musique est peut-être antérieure au dire lui-même. Qui nous prouve que nous ne modulions pas harmonieusement des sons avant que nous ne les articulions ? Le langage n'est peut-être rien d'autre que la forme mécanisée de ce chant initial que nous produisions à l'aube de notre émergence comme hommes et non comme bêtes.
Il y a quelque chose d'originaire bien plus que quelque chose d'original. Nous n'avons sans doute pas produit de la musique par hasard, au détour d'un geste maladroit. Ce n'est certainement pas une qualité que nous avons constaté ad hoc pour en prendre note comme un légiste remarquerait des traces sur un corps. La musique n'est pas une cicatrice sur notre humanité. Ce n'est pas quelque chose d'extérieur avec quoi nous nous sommes blessés et qui a fini par faire partie de nous en se refermant sur nous. S'il en était ainsi, elle n'aurait pas cette place dominante dans absolument toutes les cultures.
Le plus doux des humains et la pire brute aiment la musique. Comment ne pas aimer cette mère qui chante une berceuse à son enfant pour l'endormir ? Comment ne pas haïr ces nazis qui admiraient sans réserve certains opéras. On trouve le meilleur et le pire en chanson. Et cela ne préjuge aucunement de la valeur d'une berceuse ou d'un opéra de Wagner.
On peut maintenir cette thèse selon laquelle la musique est l'expression la plus intime de notre humanité, car le propre de l'humain est de n'avoir aucune nature réelle. Son incroyable polymorphisme exprime bien les diversités voire les singularités humaines. Qu'y a-t-il de commun entre de la musique patriotique, une berceuse, un chant de guerre ou un chant d'amour ? La réponse est simple : le mammifère primate supérieur qui les a composés.
Spinoza, dans le livre IV de "L'éthique", nous dit que la musique est bonne pour le mélancolique, mauvaise pour celui qui est en deuil et indifférente au sourd. L'idée est juste, mais, même venant du génial Spinoza, elle est critiquable. Même les sourds perçoivent les vibrations à travers leur corps. Même un sourd n'est donc pas indifférent à la musique.
Rien ne semble opposer les hommes et la musique. Seuls les styles musicaux font l'objet de critiques, mais il y a un consensus absolu sur la musique elle-même.
De notre point de vue, il n'y a pas d'humanité sans musique. L'un est l'autre.

MUSIQUE CLASSIQUE (musique savante) : Qu'est-ce que la musique classique ? D'abord, ce n'est pas une musique d'une période dite "classique". Enfin si, d'une certaine manière, mais pas exclusivement. La période "classique", en musique classique, ne couvre que quelques décennies. De la mort de Jean-Sébastien Bach (1750) jusqu'à 1800 voire 1820, selon les critiques. Tout dépend si vous considérez que Beethoven est un classique ou un romantique. C'est une période assez brève qui ne saurait définir la spécificité de ce que l'on appelle la musique classique.
La musique classique date du Moyen Âge et se poursuit encore aujourd'hui.
L'appellation la plus courante pour cette musique est "musique savante", par opposition à "musique populaire".
On se doute ce que ce genre de désignation peut produire d'arrogance ou de frustration. Pour qui se prend cette musique qui se dit "savante" ?
Bon, d'abord ce n'est pas la musique qui se dit savante, mais les historiens qui l'ont appelé ainsi. Cet adjectif est la solution qu'ils ont trouvée pour définir la singularité de cet art.
Ensuite, pour mille raisons, il n'est pas absurde de la dénommer ainsi.
La musique dite "classique" est un art difficile qui suppose un minimum de travail, tant pour la composer que pour l'écouter. Ceci n'a rien d'étonnant, il en est de même pour de nombreuses disciplines, les savoirs ne sont pas toujours faciles d'accès. Lire un livre de mathématiques n'est pas à la portée de tout le monde. Pourquoi serait-il plus simple de lire une partition d'une symphonie ?
Curieusement, avec les mathématiques cela semble normal, mais, pour la musique, c'est moins accepté. La doxa n'aime pas trop qu'on la prive d'un plaisir qu'elle considère aussi évident que celui de la musique.
C'est sans doute le philosophe Aristote qui est à l'origine de cette discrimination. Il nous invite à différencier la musique "dorique", dite sérieuse, cathartique et éthique, et d'autre part, la musique "phrygienne", qui est purement affective, c'est-à-dire facile.
Ce que dit Aristote, c'est qu'il y a une musique qui essaye de se penser, de produire un art complexe et réfléchi. Elle va jusqu'à inventer une écriture spécifique. Ici, on ne cède pas au sentiment, on tente de comprendre les logiques mélodiques, rythmiques et harmoniques.
C'est une musique qui se construit comme un savoir.
La musique dite "classique" a une histoire, c'est-à-dire une succession de périodes qui expriment des moments cohérents à partir desquels elle s'est fabriqué une identité. Il y a le Moyen Age, le baroque, le classique, le romantique, le moderne, le contemporain… Bien sûr, comme dans toute histoire, il y a des interprétations personnelles. Les dates sont plus ou moins fluctuantes, mais on s'accorde sur le fait qu'il y a des époques spécifiques qui sont signifiantes.
Aussi, l'opposition entre la musique classique et la musique populaire n'est pas infondée.
Cela ne signifie pas qu'elle soit supérieure ou plus importante que la musique populaire.
Cette dernière n'est pas dénuée d'histoire. Déjà parce qu'elle accompagne tous les grands évènements historiques. On pourrait faire un cours d'histoire rien qu'avec les chansons qui furent composées à chaque époque.
Pour s'en convaincre, il suffit de penser à la Marseillaise ou à l'Internationale.
Il ne faudrait pas non plus oublier que les chants traditionnels, de culture "populaire" sont les ciments culturels des peuples. Penser qu'ils sont secondaires ou qu'on pourrait en faire l'économie est simplement irresponsable.
Enfin, n'oublions pas que les plus grands compositeurs ont trouvé de l'inspiration dans ces airs dits "populaires". Brahms a aimé les mélodies hongroises, Chostakovitch s'est nourri d'airs traditionnels, Mahler s'est inspiré des chants populaires allemands, etc. Selon la légende, l'opéra lui-même, cette forme hautement complexe de l'art musical, serait issu des chants populaires napolitains. Et c'est peut-être vrai.
Au fond, ce qui est gênant, ce n'est pas que l'on distingue la musique classique ou savante de la musique populaire, c'est plutôt qu'on veuille les exclure l'une de l'autre. Comme si l'on ne pouvait pas aimer les deux.
Hélas, ce préjugé n'est pas le fait de l'ignorance. Il été savamment construit par différentes cultures.
Il y a des arts qui se veulent bourgeois et d'autres qui se revendiquent plutôt populaires. Cela arrange tout le monde, car ils dessinent des frontières plutôt rassurantes quand on ne veut pas trop que les identités sociales se mélangent. Ici, il y a un fond politique et psychosocial. Pour caricaturer un peu, il n'est pas considéré comme étant très viril, dans certains milieux, d'aimer la danse classique. Dans tel autre milieu, aimer l'accordéon, par exemple, n'est pas forcément du meilleur goût. Évidemment, ces jugements partisans ne nous renseignent en rien sur la nature réelle de la danse classique ou de l'accordéon. Ce sont juste des préjugés.
La musique "savante" n'échappe pas à cette règle. Confisquée par un groupe social, conspuée par le groupe adverse, la musique classique est devenue un terrain à accès restreint.
Cela est dommage et dommageable.
Dommage, car il n'y a aucune raison que l'on se prive d'aimer la beauté reposante d'une sonate de Tchaïkovski, la profondeur nostalgique d'une sonate de Schubert ou la légèreté souriante de certaines pièces de Satie. Qu'est-ce qui pourrait justifier qu'un tel plaisir nous soit interdit ?
Dommageable, car personne ne doit pouvoir prendre en otage le patrimoine culturel de l'humanité. Beethoven et Verdi appartiennent à tous et certainement pas à un petit groupe social jaloux de ses privilèges. D'ailleurs, ces deux musiciens étaient soucieux de rendre leur musique populaire.
Alors, concédons sa "sapience" à la musique "savante" et admettons que la musique populaire ait une audience plus large. En revanche, ne concédons rien aux idéologies ostracisantes.
Pensez-vous réellement que Bach, Mozart, Beethoven ou Berlioz eussent préféré des théâtres vides plutôt que des parterres remplis d'un public populaire ? Si vous répondez par l'affirmative, il faut relire, de toute urgence, leurs biographies.

MYTHOMANE : Le mythomane n'est pas celui qui invente sa vie, c'est celui qui est inventé par sa vie.
Au début, on se doute bien qu'il y a un mensonge, une chose banale, juste de quoi rendre un peu plus crédible une histoire insignifiante. C'est souvent la "petite chose" qui empêche le menteur d'être démasqué. D'ailleurs, le mensonge est souvent bénin. Il faut bien commencer quelque part.
Puis le mensonge passe. On veut dire par là qu'il est consenti par celui à qui il est destiné.
Cela rassure évidemment le menteur.
Beaucoup de psychologues considèrent qu'il y a une sorte de "stade du mensonge". Il semblerait que, quand l'enfant se rend compte qu'il peut mentir impunément à ses parents, il acquiert une sorte d'autonomie. Il découvrirait que son père ou sa mère ne sont pas en mesure de lire dans ses pensées. Mentir, droit dans les yeux de sa mère, ou de son père, et ne pas subir les foudres divines, c'est assurément un pouvoir. On pourrait appeler cela le complexe de Portnoy, en hommage au très bon livre de Philip Roth.
Certains s'en remettent, d'autres pas.
Qui vole un œuf ne vole pas forcément un bœuf, mais qui ment un peu, peut mentir beaucoup. Pourquoi ? Car une vie inventée est souvent plus agréable qu'une vie vécue. Dans la vie réelle, nous sommes tous sujets à la violence des luttes de domination qui président à l'élaboration de toute hiérarchie sociale. Les classes dominantes n'en ont que faire des faibles et des dominés. Pourquoi s'en inquiéteraient-elles puisqu'elles peuvent dormir tranquillement du moment qu'on ne les sollicite pas pour changer leurs habitudes ? Naitre dans un monde feutré est plus simple que naitre dans un monde délabré.
Mais, cela ne veut pas dire que lesdits "dominants" sont à l'abri du mensonge. Il faut bien essayer de justifier l'arbitraire de la situation.
Ainsi, notre primodélinquant prend goût au mensonge. Il voit que cela lui apporte davantage que ne pourrait lui apporter la vérité. De fil en aiguille, il va construire un château en Espagne d'autant plus imposant que ses propres amis n'hésitent pas à y faire un séjour plus ou moins consenti. Il est difficile d'humilier un proche quand il ment éhontément en public, surtout si le public vous indiffère. C'est souvent le premier pas vers l'acceptation du mythomane. Mais, tel un vampire, le menteur voit que la fiction est tentatrice pour tout le monde.
On peut imaginer qu'à partir de là, il n'aura de cesse d'éprouver les limites du mensonge.
Est-il un monstre ? Pas du tout, c'est même cela qui lui donne une certaine cohérence. Toute notre existence est structurée par un certain goût du mensonge. Nos parents nous mentent parfois pour notre bien, nos instituteurs ne nous disent pas toujours tout, il arrive même à nos amis d'arranger certaines vérités … Si on laisse de côté les religieux fanatiques et les politiques obtus, tout cela n'est pas très grave. Nos parents, nos professeurs ou nos amis peuvent avoir de très bonnes raisons pour ne pas toujours dire la vérité. Mais cela ne doit pas devenir une règle. C'est pourtant la ligne que se fixe le mythomane. Son mensonge lui devient plus réel que la réalité elle-même, car il devient plus signifiant.
Il est inutile de préciser que, dans une telle mesure, le menteur est sa propre victime. Car après tout, c'est sa réalité qu'il déforme. Et il ne sera pas difficile, à un manipulateur chevronné, de lui faire croire que ce qu'il dit est vrai. Combien de démagogues ont pu faire croire, à des êtres faibles et naïfs, qu'ils étaient des surhommes ou quelque chose dans ce genre ? Il y a un exemple qui est toujours fascinant. A moins d'être totalement stupide, il est quand même difficile de croire qu'un Bavarois ou un Autrichien de taille moyenne, brun, aux yeux bruns serait le frère putatif d'un surhomme définit comme une brute blonde aux yeux bleus. Le rapport au réel est souvent rédhibitoire.
Le mythomane ne peut pas être désarçonné par une telle confrontation, car son rapport à la vérité n'a rien à voir avec la concordance d'une proposition avec sa valeur factuelle. Il ne compare jamais ses vérités avec un fait quelconque. La seule chose qui vaille, pour lui, c'est la cohérence de ses idées.
En soi, ce critère n'a rien d'absurde. Les plus beaux raisonnements scientifiques reposent sur la cohérence. Mais ce critère ne suffit pas. Il y a des délires rationnels, les paranoïaques connaissent bien ce phénomène. Ici, la cohérence est dévoyée, par une forme évidente de perversité.
Disons rapidement deux mots sur les pervers. Il existe des gens qui se targuent d'un tel qualificatif. Ils voient dans les pervers une forme d'intelligence supérieure. Ils peuvent même s'imaginer que le pervers est l'image même de l'intelligence, puisqu'il peut obtenir ce qu'il veut en manipulant des individus plus faibles ou moins aptes aux réflexions logiques. En fait, le pervers n'est jamais que quelqu'un qui tourne en rond. Construit sur une logique narcissique, il cherche toujours à se satisfaire lui-même, c'est-à-dire à se conforter dans ses illusions. Rien ne doit le divertir de ses illusions. C'est pourquoi il se fiche de ce que pensent les autres, il trouvera forcément un moyen de se convaincre qu'il est dans le vrai. Sa prétendue intelligence n'est rien d'autre que son aveuglement pour lui-même.
N'avez-vous jamais eu envie d'éclater de rire devant une baudruche imbue de sa personne, tellement décalée que son discours est profondément ridicule ? Souvenez-vous de ce cancre paresseux, au collège, qui vous dit, aujourd'hui, que les professeurs étaient mauvais. Pensez à cet homme qui trompait sa femme et qui trouve, maintenant, qu'il est injuste qu'il paye une pension alimentaire.
La liste est monstrueuse. Notre capacité à nous mentir à nous-mêmes semble infinie.
Le but de ces lignes n'est pas de nous dédouaner de toute vérité. Un menteur reste un menteur et celui qui se ment à lui-même atteint des sommets de stupidité. Il n'est reste pas moins que la vérité est souvent un objet distant, quelque chose qui nous est difficilement familier. L'absurdité, c'est le fait de croire qu'on peut jouer impunément avec quelque chose d'aussi essentiel.
On dit qu'on peut mentir à quelques-uns, mais qu'on ne peut mentir à tous. On oublie de dire que la raison pour laquelle un homme cherche à mentir à tous, c'est qu'il a fini par se convaincre de ses propres mensonges.
Là est la faiblesse, dans le cœur même de celui qui en construit l'idée.
La mythomanie est un non-sens, car pour être, le mythomane doit consentir à disparaitre. Sauf à être le chat de Schrödinger, on ne peut pas exister sur deux plans parallèles. On peut dire que le personnage est l'ennemi de la personne. L'un exclut l'autre.
C'est peut-être cela la vérité de la vérité. Ce n'est pas un contenu. C'est l'idée qu'il faut faire un choix, qu'il faut, sans doute, renoncer à soi pour avoir un minimum de constance dans cet océan de turpitudes contingentes.
Il ne faut pas imiter l'image de notre miroir, mais essayer de lui donner un peu de consistances. Ce qui est aussi difficile que rare.





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Dernière modification le : 01/09/2024 @ 12:05
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