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Le savant et le sorcier

Le savant et le sorcier ont-ils quelque chose de commun ?


Le savant, dans nos sociétés ultras modernes, joue un peu le même rôle que celui que tenait le sorcier dans les sociétés « primitives ». Curieusement, cela est encore plus vrai aujourd’hui qu’il y a un siècle. En effet, au début du XXe siècle, l’homme de science est défini comme un être rationnel et méthodique qui explique posément les lois de la nature. C’est un individu pragmatique, sans surprise, qui dénude froidement le monde en expliquant les règles qui le régissent. On peut comprendre ce qu’il dit, à condition d’avoir assez de science pour le comprendre. On l’imagine un homme un peu vieux, barbu, habillé sans fantaisie et probablement très ennuyeux dans sa vie quotidienne. On est loin du sorcier hirsute, dansant et bondissant, dont l’énergie semble directement puisée dans la consommation d’herbes improbables ou de breuvages équivoques. Certes, aujourd’hui, même si mai 68 est passé par les facultés de sciences, on a aussi du mal à imaginer le savant moderne sous cette allure excentrique de chamane survolté. En revanche, l’image qu’il véhicule est profondément différente que celle de nos académiciens du siècle dernier. Son rôle et ce qu’on attend de lui a évolué en même temps que notre modernité.

Tout d'abord, la distinction entre la science désintéressée et la technique pragmatique tend à s’effacer. Comme le magicien des tribus africaines ou australiennes, le savant est avant tout considéré comme l'homme qui, détenant les secrets du monde matériel, biologique et même mental, dispose par là même des pouvoirs les plus étendus sur la matière, la vie ou la pensée. Ce sont des pouvoirs ambigus d'ailleurs puisqu'ils peuvent être bénéfiques ou maléfiques. On s'extasie sur les miracles de la médecine, mais on s'épouvante de la possibilité de désagréger l'atome et des techniques guerrières qui en sont issues. Tandis que les sorciers prétendent envoûter les gens à leur insu, les praticiens de l'action psychologique, qu'ils soient politiciens ou agents de publicité, jouent de leurs connaissances de nos motivations inconscientes, pour créer en nous, malgré nous, des réflexes conditionnés et nous réduire à leur merci.

Pour les profanes, l’univers scientifique semble aussi mystérieux, aussi éloigné des expériences courantes et de la connaissance vulgaire que l'univers de la sorcellerie. Tandis que le sorcier pratique un rituel compliqué et fonde son pouvoir sur la connaissance de formules magiques, le savant accomplit dans l'enceinte du laboratoire des expériences incompréhensibles pour le commun des mortels et assoit sa puissance sur des formules chimiques et des symboles mathématiques qui demeurent parfaitement inintelligibles à la plupart des hommes. Le sorcier compose des philtres d'amour aux noms étranges, mais le médecin invite ses malades anxieux à goûter de l’acide « acétylsalicylique » pour soigner un rhume ou prend de la « Vycodine » pour ses douleurs à la jambe.
Le savant est l'objet de la même admiration mêlée d'angoisse que les peuplades primitives éprouvent pour leurs sorciers.

Vu par le profane, le savant est un sorcier, il a pris sa succession et remplit en quelque sorte la même fonction sociale. Comme le sorcier il est un initié, maître d'un langage spécial et possède un pouvoir que ne peut espérer l’homme commun.
Et pourtant, le savant est au fond tout le contraire du sorcier. Il est commun de dire, en sociologie, que la science n’est pas née de la magie. Elle lui a succédé en l’assassinant. Car la science est fondamentalement rationaliste alors que la sorcellerie est antirationnelle. Ceci se voit dans les deux manières spécifiques dont le sorcier et le scientifique parviennent à maîtriser leurs « savoirs ».
Le sorcier est l'homme qui possède un secret gardé et transmis oralement à quelques disciples. La science, au contraire, fondée sur la preuve expérimentale, opère au grand jour. Si elle est inintelligible au plus grand nombre, elle est, en droit, universelle. Elle propose ses démonstrations à toutes les intelligences ; c'est une œuvre collective fondée sur la libre discussion et la coopération expérimentale. Bachelard a pu parler, en termes admirables, de « l'union des travailleurs de la preuve ».
La magie, justement parce qu'elle s'enveloppe de mystère, parce qu'elle demeure ésotérique, est jalousement traditionaliste. Les procédés étranges qui viennent du passé doivent être conservés tels qu'ils sont. Le respect du mystère transmis fait échec dans ce domaine à l'esprit d'invention.
Tout au contraire, les théories scientifiques, qui n'ont été proposées que pour leur intelligibilité, sont systématiquement abandonnées dès qu'on s'aperçoit qu'elles n'expliquent pas les faits. Au fur et à mesure que le champ expérimental s'élargit et que les techniques exploratrices s'affinent, les théories progressent. Tandis que la sorcellerie s'enlise dans les traditions séculaires, l'histoire des sciences est celle d'une révolution permanente.

On petit soutenir que science et sorcellerie émanent d'une même volonté de puissance. En revanche, si l'action scientifique est efficace, l'action magique est seulement rêvée. Les hommes primitifs se représentent naïvement les forces naturelles à leur image, ils les considèrent comme des âmes projettent sur elles les caractéristiques psychologiques humaines. L'action magique est une action psychologique qui s'adresse à la matière, c'est la « stratégie de l'animisme ». Lorsque Théophile, alchimiste du XIe siècle, écrit qu'on se trouvera bien de « tremper le fer dans l’urine d'un bouc », il est clair que cette sorcellerie métallurgique n'est qu'une psychologie déguisée. On « trempe » ici le fer, comme, on « trempe » un caractère, c'est-à-dire en le soumettant à une épreuve injurieuse, censée donner à l’épée une virilité qu’elle n’aurait pas autrement. Tout cela est purement symbolique.

L'idée magique c'est que le subjectif vaut pour l'objectif et le symbole pour la chose. Le sorcier prétend faire mourir une personne en perçant d'aiguilles titre poupée qui la représente. Tandis que la magie n'est qu'un rêve, la science issue pour une large part des techniques, suppose des opérations réelles effectuées sur les choses. Alors même qu'elle parait s'éloigner des données concrètes pour aboutir à un système complexe de rapports mathématiques, elle demeure puissamment opératoire et directement en prise sur la matière. La science découvre le déterminisme réel des lois naturelles tandis que la sorcellerie se contente d'imaginer des analogies symboliques et de projeter ses hallucinations sur le monde.

Cependant, c'est le même homme, à la fois curieux et industrieux, homo sapiens et homo faber, qui fut successivement sorcier et savant. Les animaux dont l'activité se limite à peu près aux routines instinctives ignorent également la folie magicienne et la rationalité scientifique. Artisan, sorcier ou moderne ingénieur, l'homme est avant tout l'être qui veut transformer les choses, celui pour lequel le monde cesse d'être un spectacle dont il serait le témoin impuissant. L'homme ne s'est jamais contenté d'être le spectateur passif des apparences. Il ne s'est jamais contenté d'accueillir, comme dit Main, u cette pluie (le l'expérience qui jamais n'instruit ».

Mais pour comprendre comment s'est formée la science moderne, il ne suffit pas d'invoquer un perfectionnement de ces techniques artisanales qui créèrent jadis, dans un esprit aussi positif et aussi expérimental que le nôtre, les pirogues, les lances, les premiers abris, etc. Car la technique primitive adhère étroitement au réel, tandis que la science ne retrouve le réel avec une efficacité bien plus grande que par le détour d’hypothèse et de théories qui, provisoirement, éloignent le concret.

« La mathématique a développé ses étranges preuves, si attentives à mépriser l'expérience. Et nous savons que notre lumineuse et aventureuse physique est sortie de là, donnant au levier, au treuil et au moulin comme nue seconde naissance » disait Alain. Cette aptitude à échapper au réel pour mieux l'expliquer, à construire des systèmes théoriques en dehors des choses n'est-elle pas déjà quoique sous une forme hallucinatoire à l'œuvre dans la magie ? Si opposée que la science soit à la magie elle retient quelque chose de sort esprit. L'avènement de l'esprit scientifique est une mutation brusque, mais elle fait en quelque sorte la synthèse de l'esprit magique et de l'esprit technicien.

Essertier disait que : « la technique primitive est dans le vrai, mais elle n'est pas libre. La magie est libre, mais elle est perpétuellement dans l'erreur ». La magie introduit dans le monde cette audace et cette liberté, dont la science saura recueillir l'héritage. Le caractère imaginaire des idées primitives souligne le dynamisme de l'esprit humain qui projette au-devant du spectacle de l'univers et au-devant de ses propres actes, des conceptions a priori. L'homme est le seul être qui, non content de voir et de subir, imagine, invente, cherche au-delà de ce qui apparaît le secret des apparences. La magie, dans ses pires extravagances, figure déjà l’autonomie de la raison. On pourrait dire de la science qu’elle réconcilie l'esprit technicien et l'esprit magique, qu'elle parvient enfin à faire dialoguer effectivement les idées théoriques et les démarches expérimentales.

La force du savant c'est d'avoir su réconcilier la prudence du technicien et l'audace du sorcier.

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Dernière modification le : 24/10/2016 @ 12:24
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