LA MORALEMONTEVERDI Le couronnement de PoppéeDanielle de Niese (Poppée) et Philippe Jaroussky (Néron)Voilà un opéra qui, de prime abord, pourrait avoir de quoi réjouir les non-philosophes ou les ennemis de la philosophie.
L'histoire est très immorale et finit très bien pour les méchants. Un dénouement heureux qui se fera au détriment de l'un des plus grands philosophes de l'Antiquité romaine : Sénèque.
Pour pouvoir épouser sa sinistre amoureuse, le non moins sinistre Néron, ordonne à Sénèque de se suicider (sous peine de mort ! ).
On assiste, un peu médusé, au triomphe du plaisir sur la raison. Mais pas un plaisir philosophique ou "naturel" comme on peut en trouver chez Épicure ou Lucrèce. Il s'agit d'un plaisir "non nécessaire", "non naturel". Le type même de plaisir qui ferait horreur à un stoïcien et dont se défie le plus tolérant des épicuriens.
Ici, le mal triomphe. Les tyrans exultent.
Pour un homme épris de raison et d'équilibre, il y a là de quoi être déconcerté.
En effet, cet opéra n'est pas exempt de ce que Stephan Zweig appellera "la confusion des sentiments".
Outre, l'inversion des valeurs traditionnelles (les innocents sont exilés et voient leurs droits bafoués), on peut aussi y trouver un certain désordre. Ce sont généralement deux femmes qui tiennent les rôles-titres. Une mezzo-soprano pour Néron et une soprano pour Poppée. Ce n'est pas exceptionnel pour l'époque (1642), surtout que le rôle de Néron était écrit pour un castrat. Une ambigüité de plus pour l'auditeur moderne.
Quand on mesure la portée érotique de cet opéra, ce n'est pas négligeable.
Autre détail qui surprend, Monteverdi a 75 ans quand il compose cet opéra qui sera aussi sa dernière œuvre. Est-ce un retour miraculeux de la libido ? La crise de la "soixante-dizaine" ?
Là aussi : étrange.
Est-ce pour autant une anti philosophie ? Non. Il ne faudrait pas faire des philosophes des êtres angéliques bienveillants, voire naïfs. S'il leur arrive, par excès d'optimisme, d'être un peu "éthérés", ils ressembleraient davantage à ces anges malicieux ou contrariés comme on peut en voir dans "La Madone Sixtine" de Raphaël.
Et puis, il y a des philosophes désenchantés, qui ne seraient pas étonnés par le triomphe du mal. Cioran, Schopenhauer ou Sade trouveraient tout cela très banal. N'est-ce pas ce dernier qui a écrit un ouvrage sous-titré : " Les prospérités du vice" ?
Ce titre conviendrait bien à cette œuvre de Monteverdi. Ici, Juliette se nommerait tout simplement Poppée.
De quoi s'agit-il ?
De la rencontre d'un monstre avec son alter ego.
Comment cela agit-il ?
Comme une "douleur" récurrente pour les "gentils".
Comme une "douceur" récurrente pour les "méchants".
Une petite lettre de différence qui change absolument tout.
Un peu comme lorsqu'on se trouve dans un cimetière.
Il y a ceux qui sont dans le trou et ceux qui regardent dans le trou. La proximité est évidente, mais un monde les sépare.
Tout commence par l'Amour qui dit crânement à la Fortune et à la Vertu qu'il triomphera avant la fin du jour.
Ici, ce n'est pas Aphrodite Uranie qui parle, ce n'est pas l'amour platonique. C'est Aphrodite "pandème", l'amour charnel, que les philosophes n'hésitent pas à qualifier de "vulgaire". Ici, Éros est charnel avant tout. Il ne s'exprime pas du haut d'une tribune. Tout cela commence et finit dans un lit.
On se croirait dans "Le mépris" de Jean-Luc Godard, dans cette scène splendide ou Brigitte Bardot, nue, demande à Michel Piccoli :
"- Tu vois mon derrière dans la glace ?
- Oui.
- Tu les trouves jolies mes fesses ?
- Oui… très.
(…)
- Et mes seins, tu les aimes ?..."
On imagine l'étonnement ce qu'un tel spectacle (hors de Venise) à pu produire de commentaire et d'indignations.
Quelle est l'histoire ?
Derrière la porte du couple se trouve le mari de la dame (Othon, futur empereur). Il est empêché d'entrer par les gardes de l'amant (Néron, actuel empereur).
On est un peu triste pour lui, mais dès la scène 3 de l'acte I, la confusion s'installe. L'inquiétude amoureuse de Poppée : "Signor, deh no partire…" (En gros : "Ne me quitte pas…") nous émeut grâce à un air d'une grande beauté. On oublie très vite le mari bafoué, pestant devant la porte de la chambre.
Tout cela ira crescendo. Dans cette première mise en scène des amants, le spectateur commence son long périple qui va le conduire jusqu'à la dernière scène de l'acte III : "Pur ti miro…" (l'une des plus belles du genre) où il s'étonnera presque de trouver ces deux monstres sadiques émouvants.
Et c'est peut-être là l'aspect le plus immoral pour le philosophe.
" Que le monde est mauvais, c'est là une plainte aussi ancienne que l'histoire et même que la poésie plus vieille encore, bien plus, aussi ancienne que le plus vieux de tous les poèmes, la religion des prêtres" dit Emmanuel Kant dans "La religion dans les limites de la simple raison". Tout cela n'est pas choquant.
En revanche, que le beau se mette au service de l'immoralité, ça, c'est beaucoup plus difficile à admettre.
On sait, par exemple, que la tradition antique met le bien, le vrai et le beau sur le même plan. L'un doit permettre l'accès à l'autre. Le sympathique John Locke va jusqu'à affirmer que nous n'avons pas absolument besoin d'une morale hors de la nature, car le mal est laid et donc nous fait horreur. Du moins, du point de vue d'un être raisonnable.
Mais c'est sans compter la force de l'art et la puissance désarmante de la musique.
On a presque envie de dire qu'il faudrait être singulièrement insensible pour ne pas succomber au charme de cet amour, aussi scandaleux soit-il. Soyons honnête, dans "Tristan et Iseult", qui se souci du roi Marke, qui est le prétendant légitime d'Iseult ?
Les exemples sont nombreux et cela ne nous choque pas outre mesure, nous autres Occidentaux dont l'éducation qui est profondément pétrie de romantisme.
Ici, point de romantisme. Mais il y a son sympathique ancêtre : le baroque.
A coté des deux amants, il y a les deux légitimes. "Madame Néron " : Octavie et "Monsieur Poppée" : Othon.
Vu les méthodes expéditives de Néron, on s'attend à ce qu'ils soient assassinés. Pourquoi un tyran, qui a fait exécuter sa propre mère, hésiterait-il à supprimer ce qui pourrait faire obstacle à son amour ? Car, après tout, amour il y a. Même les monstres aiment. Ce qui n'est pas pour nous rassurer.
Le seul qui périra sera Sénèque, le philosophe ennuyeux, prétentieux, moraliste.
Mais bon, celui-ci est stoïcien. Il sait depuis longtemps que la mort est inévitable. Et tant qu'à faire, autant produire une belle mise en scène pour partir en beauté. Surtout dans un opéra.
C'est peut-être l'un des effets pervers des stoïciens. À force de jouer aux durs, on finit par les prendre au sérieux et on ne tient plus compte des états d'âme qu'ils pourraient avoir. Ils sont humains, après tout.
Alors, exit Lucius Annaeus Seneca dans la scène 3 de l'acte II : " Supprimete i singulti ; Rimandate quei pianti ; Dai canali degl'occhi ; Alle fonti dell'anime, o miei cari ("Retenez les sanglots ; renvoyez-en les pleurs ; par le canal des yeux ; aux sources de l’âme, o mes chers"). Une très belle scène à la mesure de celui qui fut, après tout, le tuteur et le mentor de Néron. L'aurait-il mieux éduqué, serait-il contraint de se suicider ?
En revanche, comment se fait-il qu'Octavie et Othon ne soient qu'exilés et non tués ?
Tout cela procède d'une intrigue un peu complexe où les amants projettent de tuer Poppée.
Un troisième élément rejoint le groupe des deux humiliés, ce qui pourrait faire basculer la symétrie en leur faveur. Il s'agit de Drusilla (amoureuse d'Othon). Mais cela est insuffisant. Le complot n'est pas très brillant, la détermination est faible et l'Amour intervient pour protéger Poppée.
Seul le caprice de Néron permettra à tout ce petit monde de ne pas finir massacré. Les conspirateurs seront exilés. Il n'est évidemment pas question de justice ou de morale. On peut même imaginer que tout cela ne serait dû qu'à une euphorie érotique.
Pourquoi ce soupçons d'un arbitraire lié à une sorte d'euphorie amoureuse ?
De l'échange qui clôture l'opéra (à écouter en boucle) :
"Pur ti miro, pur ti godo, pur ti stringo, pur t'annodo;
più non peno, più non moro, O mia vita, o mio tesoro!
Io son tua, tuo son io, Speme mia,dillo, di.
Tu sei pur l'idolo mio, Si, mio ben,si mio cor, mia vita, si!
Pur ti miro, pur ti godo, pur ti stringo, pur t'annodo;
più non peno, più non moro, O mia vita, o mio tesoro!"
"Je te regarde, je jouis de ta vue, je te serre dans mes bras, je me lie à toi ;
Je n'ai plus de peines, je ne meurs plus d'amour, ô ma vie, ô mon trésor!
Je suis tienne, je suis à toi, mon espérance, dis-le, dis.
Tu es mon idole, oui, mon amour, oui, mon cœur, ma vie, oui !
Je te regarde, je jouis de ta vue, je te serre dans mes bras, je me lie à toi ;
Je n'ai plus de peines, je ne meurs plus d'amour, ô ma vie, ô mon trésor!"
C'est à la fois beau et monstrueux.
Emmanuel Kant a un terme pour désigner cette curieuse dysharmonie : le sublime.
"(Le sublime consiste …) en ceci (que) l’imagination atteint son maximum et dans l’effort pour la dépasser, elle s’abîme elle-même, et ce faisant est plongée dans une satisfaction émouvante ».
Kant "Critique de la faculté de juger"