LA POLITIQUE Wolfgang Amadeus MOZART Les Noces de Figaro
Ekaterina Siurina (Suzanne) et Luca Pisaroni (Figaro)On dit souvent que "Les Noces de Figaro" est l'un des opéras les plus cohérents de sa génération. En effet, les comédiens entrent ou sortent de scène pour des raisons qui sont à chaque fois compréhensibles. On ne voit ni ressurgir un mort, ni voir revenir un héros censé être au bout du monde. L'intrigue, quoique complexe, repose sur une trame rigoureuse.
Cette qualité est relativement rare, à l'époque.
Il faut dire que c'est inspiré d'un texte de Beaumarchais et le librettiste n'est autre que Lorenzo Da Ponte. Donc une œuvre considérée à juste titre comme l'une des mieux construites.
C'est aussi, toujours à "juste titre", l'un des plus beaux opéras qui existe.
Le nombre d'arias célèbres relève du record.
Heureusement, cette beauté et cette cohérence ne sont pas sans réserver de jouissives surprises.
Comment qualifier cette œuvre ?
C'est un ensemble d'intrigues, de calculs d'intérêts, de manipulations plus ou moins adroites. Bref, on est dans un jeu politique.
Certes, ce n'est pas de la grande politique comme on en trouve dans le "Giulio Cesare" de Friedrich Haendel, où des chefs de guerre s'entretuent pour dominer une partie du monde. Ici, c'est une sorte de politique domestique. On est dans un monde bourgeois où les conflits sont plus hypocrites, donc plus feutrés. On ne tue pas les importuns, on les éloigne (voir Cherubino). On ne viole même plus les servantes, on tente d'obtenir leurs faveurs (voir le Comte et Suzanne).
C'est peut-être davantage un jeu économique, au sens étymologique, qu'une vraie politique. Le mot grec "oikonomía" (gestion de la maison) est formé des mots "oikos" (maison) et "nómos" (loi).
Il s'agit bien d'un jeu d'intrigue organisé au sein d'une maison, où se croisent ou s'opposent les intérêts des domestiques et des maîtres.
Une remarque supplémentaire.
Le titre n'est pas le "mariage" de Figaro, mais les "noces" de Figaro.
Y a-t-il une différence ?
Sans aucun doute. On peut faire la noce sans se marier et on peut se marier sans faire la noce (ce qui serait un comble).
Ici, on trouve les deux termes.
- Le mariage, comme contrat civil, est évoqué à deux reprises pour Figaro. D'abord, avec son amoureuse, Suzanne, dès le début du premier acte. Puis, de manière un peu plus inquiétante dès la fin du premier acte, quand Marcelline jette son dévolu sur lui. Elle est décrite comme une femme d'un certain âge à qui Figaro doit une somme importante. Elle compte se rembourser en épousant l'imprudent domestique.
- L'idée de noces est omniprésente. La musique de Mozart est tellement festive, même dans les moments les plus délicats, que l'on peut dire que cet opéra est une noce permanente. D'ailleurs, c'est ainsi que cela finira. "Lieto finale", comme il se doit, pour cette brillante comédie.
Revenons à la politique ou plutôt à cette "économie domestique".
On peut s'amuser à définir le type d'homme politique qui se cache derrière chaque personnage :
- Figaro est l'honnête homme. Il est entreprenant, mais pas très rusé, car il ne voit pas toujours toutes les manigances. Au début de l'acte I, Suzanne est obligée de lui expliquer la raison pour laquelle ce n'est pas une très bonne idée de mettre leur chambre entre celles du comte et de la comtesse.
Lui, y voit un avantage : si le comte sonne, il est juste à côté. Si la comtesse sonne, Suzanne peut la rejoindre rapidement.
Son professionnalisme l'honore, mais il est un peu naïf. Car si son lit à lui est proche de la chambre du comte, celui de Suzanne l'est aussi. Voici qui pourrait favoriser les désirs ancillaires du maître de maison.
Il faut écouter le dialogue de la première scène :
FIGARO
Se a caso Madama (Si par hasard la nuit Madame)
la notte ti chiama, (t'appelle la nuit,)
dindin, in due passi (ding, ding, en deux pas)
da quella puoi gir. (te voilà rendue.)
Vien poi l'occasione (Et si ensuite c'est le maître)
che vuolmi il padrone, (qui me veut, moi,)
dondon, in tre salti (dong, dong, en trois bonds)
lo vado a servir. (je vais le servir!)
SUSANNE
Così se il mattino (Et ainsi, le matin,)
il caro contino, (ce cher petit comte,)
dindin, e ti manda (ding, ding, il t'expédie)
tre miglia lontan, (à trois lieues d‘ici.)
dindin, dondon, a mia porta (Ding, ding, dong, dong! A ma porte)
il diavol lo porta, (se trouve le diable,)
ed ecco in tre salti... (et de là, en trois bonds...)
- On voit que Suzanne est davantage un "animal politique", elle comprend vite. Elle sait que le désintérêt est une valeur morale très rare. Elle est beaucoup plus rusée. Elle a quelque chose de ce renard dont Machiavel fait l'éloge en politique. Mais c'est un renard humaniste.
C'est sur elle que les principaux protagonistes comptent. Cherubino vient la supplier d'intercéder en sa faveur auprès de la comtesse. La comtesse compte sur elle pour lui ramener son supposé volage de mari et même Figaro devra de ne pas être sacrifié à Marcelline grâce à la présence d'esprit de Suzanne.
Elle dénouera ces situations avec un altruisme que l'on aimerait bien voir chez les hommes politiques.
- Le comte, lui, incarne le politicien bourgeois moyen. Il est attaché à son titre et trouve normal que le pouvoir lui appartienne. Il y a les serviteurs d'un côté et les maîtres de l'autre. Il est très conscient d'appartenir au second monde. Mais il ne manifeste pas la volonté de devenir un tyran ou peut-être n'est-il n'est pas assez doué pour l'être. En effet, on apprend à la fin du premier acte qu'il a aboli le droit de cuissage. Ce qui n'est pas très malin vu le but qu'il poursuit. En même temps, c'est moral. Voilà quelqu'un qui placerait la morale au-dessus de ses intérêts ?
La conclusion serait un peu rapide.
- La comtesse serait l'archétype du politicien assisté, incapable de faire autre chose que des plans, mais parfaitement impuissant à trouver la force ou les moyens de les réaliser.
- Cherubino serait l'incarnation du citoyen lambda. Il n'a pas de pouvoir, il est à la merci du jeu politique. Il se plaint, il supplie, mais finit par se plier aux décisions des grands. Sa jeunesse et son inexpérience jouent contre lui.
D'ailleurs, Figaro se moque de lui dans une scène hilarante à la fin du premier acte :
- "Non più andrai, farfallone amoroso, notte e giorno d'intorno girando, delle belle turbando il riposo, Narcisetto, Adoncino d'amor, ecc." ("Tu n'iras plus, petit papillon amoureux, tournicoter partout, nuit et jour, troublant le repos des belles, jeune Narcisse, Adonis en herbe!")
Condamné à aller à l'armée, c'en sera fini avec sa belle crinière et son teint de jeune fille. Dorénavant, ce sera un grand casque, une grande moustache et les canons qui sifflent à l'oreille.
Bref, la réalité des gens du peuple destinés à servir les intérêts de ceux qui savent intriguer.
On lui rappelle qu'il fait partie de ce monde pour qui le devoir s'oppose au plaisir. Alors que "l'autre monde" voit ses désirs transformés en ordres.
Voilà pour quelques personnages.
Maintenant l'intrigue.
De quoi parle cet opéra ? Évidemment d'un mariage (ou d'une noce).
C'est ainsi que commence l'œuvre. Tandis que Figaro prend les mesures pour disposer au mieux possible le lit conjugal, Suzanne lui montre le beau chapeau qu'elle a confectionné pour le mariage.
Le couple semble amoureux et heureux de cette magnifique journée.
Tout cela pourrait être réglé en quelques minutes.
On imagine une belle musique à la manière de la marche nuptiale d'Elsa et Lohengrin, dans l'opéra de Wagner. On ajoute une procession et le tour est joué. On peut visualiser la partition : "Acte I, scène 1 : FIN".
On aurait l'opéra le plus court du monde.
Certes, il faudrait qu'il dure moins de 7 minutes et 37 secondes, ce qui est le record détenu par "La Délivrance de Thésée" de Darius Milhaud.
C'est là que nous sauve la politique. En effet, avec elle, rien n'est jamais simple. Son génie à compliquer les choses est une aubaine pour un librettiste.
On se mariera peut-être, mais d'abord on se brouillera, on deviendra la proie d'une autre femme et on sera pris dans des intrigues dont on ne comprendra pas tout.
C'est mieux. C'est à la fois plus réaliste et plus intéressant.
On pourrait transformer la phrase célèbre de Hegel : "Les peuples heureux n'ont pas d'histoire", en "les personnages heureux ne permettent aucune histoire".
Ici domine une logique dialectique. On ne veut rien de naturel ou d'évident. Il faut que la fin soit un résultat. Il faut que des forces se soient opposées et qu'elles aient agi les unes sur les autres pour créer un ensemble qui soit le résultat d'une construction.
C'est le même Hegel qui dit dans "La phénoménologie de l'Esprit" que : "La vie de l'Esprit n'est pas celle qui recule d'horreur devant la mort et qui tente de se préserver de la destruction. Mais c'est une vie qui affronte la mort et qui se maintient en elle."
La beauté n'est jamais naturelle. Ou si elle l'est, elle n'a que peu d'intérêt. Ce qui compte c'est ce que nous sommes capables de produire, comment nous sommes capables d'évoluer.
Il y a décidément quelque chose de philosophique dans la logique des opéras.
Essayons-nous à un "speed-telling".
Figaro veut épouser Suzanne et la comtesse veut regagner le cœur de son mari. Pour ce faire, Figaro va échafauder un plan qui va non seulement échouer, mais qui va lui attirer la colère du comte. Ce dernier, pour se venger va tenter d'obliger Figaro à épouser une vieille fille qui se trouve aussi être la principale créancière de l'insouciant domestique. Il y a parvient presque quand on apprend que cette prétendante n'est autre que la mère biologique de Figaro qui lui fut enlevé il y a de nombreuses années. Son amour marital n'était qu'une forme déguisée de son amour maternel.
Les uns retrouvent les autres ou plutôt les "bons" uns, retrouvent les "bons" autres, dans une parfaite harmonie.
"Lieto finale".
On peut tenter de résumer l'histoire, mais il serait impossible de résumer la musique.
Certains opéras sont souvent (de manière assez indue) résumés à quelques arias.
Ici, cette économie est impossible.
Tout amateur raisonnable devra reconnaître que l'œuvre se résume à elle-même.
Il n'y a rien à ôter. Toutes les arias sont splendides.
Il semble que cette œuvre soit réticente à toute mesure.
Combien de temps dure-t-elle ?
Rien, juste le temps d'un suspend du temps, qui comme celui de Paul Valéry est incapable de mesurer son vol.
Un dernier mot.
Vécurent-ils heureux et eurent-ils beaucoup d'enfants ?
On le sait et on ne le sait pas, en même temps.
En effet, "Les Noces de Figaro" est inspiré de la deuxième œuvre du triptyque de Beaumarchais :
"Le barbier de Séville", "Le mariage de Figaro" et "La mère coupable".
Le premier a été mis en musique par Giovanni Paisiello en 1782 (qui fit beaucoup d'ombre à la version ultérieure de Rossini) mais il faudra attendre 1966 pour voir la dernière mise en opéra par Darius Milhaud.
Que dit la dernière œuvre ?
Que la comtesse a eu un enfant avec Cherubino, mais rien n'est mentionné sur la descendance de Figaro et de Suzanne.
Un repère historique ?
Mozart et sa femme eurent six enfants. Deux survécurent, mais ils n'eurent aucune descendance.
Est-ce triste ?
Uniquement pour les obsédés de la génétique.
Pour les autres, nous savons tous que nous sommes les héritiers culturels de tous ceux qui nous ont engendrés par les quelques bribes de génie que nous avons su prendre chez eux.