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COURS DE PHILOSOPHIE - Année scolaire 2024 / 2025

Dimanche 22 décembre 2024

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Art et création

Pourquoi parle-t-on de « création » à propos de l’activité artistique ?



La création est un surgissement. Elle est aurore, naissance, commencement sans précédent. Elle arrache l'être au néant. Comme le disait Gaston Bachelard dans La poétique de l’espace, « Le poète parle au seuil de l'être ». Seul parmi les hommes, l'artiste s'égale à Dieu ; lui ne crée pas la matière, mais des formes. Mais au fait, pourquoi parle-t-on de « création » à propos de l'activité artistique ?
Pour répondre à cette question, nous devrons au préalable tenter de définir le type d'activité de l'artiste par opposition au travail en général. Se distingue-t-elle en tant qu'activité, ou bien par la nature des produits qu'elle fabrique, ou encore par les deux ? D'autre part, en va-t-il du mot «création» comme d'une appellation contrôlée sur laquelle veilleraient jalousement les professions artistiques ? N'y aurait-il aucun élément de création dans les productions non artistiques ?


I. Différences de l'activité artistique et du travail en général

Nous pouvons tout d'abord distinguer l'art du travail en général, en tant qu'activité particulière. Kant a établi de manière décisive la différence qu'il y avait entre eux. Dans la Critique de la faculté de juger, il considère que l’art et le métier doivent être soigneusement distingués. L’art est libéral alors que le métier est mercenaire. Le premier s’apparente à un jeu agréable, le second est perçu comme un travail.
De l'analyse ressort donc l'idée que l'activité artistique est agréable, qu'elle n'est pas contraignante, enfin, qu'elle n'a pas d'autre fin qu'elle-même, dans l'agrément qu'elle prend à elle-même. Voilà sans doute des éléments qui nous rapprochent de la définition de la création. Toutes ces caractéristiques, elle les doit à l'un des traits essentiels de sa nature : elle est jeu.
Par le mot «jeu », nous ne devons pas nous représenter une activité futile ; le jeu n'est pas gratuit, ni sans risques : on peut y laisser sa chemise, ou la vie. En art non plus, on ne peut feindre. Combien d'écrivains, de peintres, de musiciens ont ainsi créé au bord de la folie, comme Van Gogh, ou pressés par la mort, comme Schubert ? Pour cette raison, l'activité artistique ne peut être agréable sans que s'y mêle une souffrance plus ou moins ouverte, une peine aussi. Le labeur peut parfois prendre la forme d'une contrainte : pensons à Flaubert, véritable forçat de la littérature, qui s'est imposé, des années durant, l'écriture de Madame Bovary comme un pensum.
N'imaginons donc pas que l'activité artistique cède à la facilité. Sans être toujours cette contrainte que Flaubert s'imposait comme une punition, elle suppose une rigueur et une discipline de fer : discipline du corps, comme dans la danse, mais aussi de l'esprit. Il n'est que de voir la rigueur de la construction poétique classique, s'imposant des règles aussi strictes que celles du sonnet ou de la rime.
Que reste-t-il donc de la définition de l'art par Kant ? Le jeu est-il si différent que cela du métier ?
On peut tout d'abord conserver l'idée que l'activité artistique ne vise pas l'œuvre comme une fin séparée d'elle-même : voilà sans doute pourquoi le mot de création désigne tout aussi bien l’activité que le produit de l'activité. En cela, elle mérite plus que toute autre son nom d'activité ; elle relève en effet davantage de la classe de l'action que de celle de la production. En d'autres termes, on ne peut pas dire que le produit de l’activité artistique soit extérieur à l'activité elle-même, comme le couteau est le résultat extérieur, le but et aussi la seule raison d'être du travail du coutelier. Même l'amour du travail bien fait n’a de sens, pour le compagnon, que par rapport à la perfection du produit fini. On soutiendra au contraire, et à l'encontre de la glorification tapageuse de l'œuvre d'art, que l'artiste s'intéresse moins à l'œuvre qu'au travail lui-même.
Voilà aussi pourquoi on peut mesurer l'élément de création d'une activité quelconque aux difficultés de son commencement - la fameuse angoisse de la page blanche -, mais surtout, au risque qu'elle court de son inachèvement. La création est en perpétuelle attente de l’œuvre. « Le poète en fonction est une attente », disait Valéry. Il ajoutait : « Un ouvrage meurt d'être achevé. » Combien gardons-nous d'esquisses, de brouillons, de symphonies inachevées ? Créer, c'est faire indéfiniment. La fin, en art, est toujours découpée sur fond d'inachevé, cessation arbitraire de l'arbitraire.
On peut enfin avancer une dernière différence entre l'activité artistique et la production ordinaire. Celle-ci est toujours la réalisation d'une idée qu'on se représente alors que l’œuvre d’art se construit en même temps qu’elle est exécutée. Le résultat se voit à la fin et ne préexiste jamais réellement à sa production.
Une première conséquence en est que la création, contrairement à la confection artisanale ou industrielle d'un objet dont le concept est présent dès le départ, ne peut donner lieu à la production en série. Toute création est unique, originale. D'autre part, on a vu plus haut que l'activité artistique obéissait à des règles. Cependant, celles-ci ne sont pas déterminantes comme elles peuvent l'être dans les constructions mécaniques, par exemple : !à, si l'on ne respecte pas certaines règles, le pont ou la maison s'écrouleront. Dans l'activité artistique, au contraire, opère ce que Kant appelait le génie. Selon lui, les beaux-arts sont les arts du génie. Celui-ci ne suit pas des règles, mais donne plutôt des règles à l’art grâce à ses capacités créatrices. Créer ne s'apprend ni ne s'enseigne. Ce qu'on peut apprendre et enseigner, comme les techniques du dessin ou les règles de l'harmonie, est donc en deçà de l'activité artistique. L'artiste lui-même ne sait pas comment il fait. Le génie est la conception moderne, et disons romantique, de l'idée d'inspiration que l'on trouve déjà dans l'Antiquité. Par exemple, pour Platon, le poète est inspiré par les dieux. La création est ineffable ; plus qu'humaine, il faut voir en elle l'œuvre d'un dieu, comme Platon, ou de la nature, comme Kant.

II. La création : posture ou imposture ?

L'activité créatrice se distingue donc du métier par ceci qu'aucun produit fini, dont elle aurait l'idée au départ, ne lui assigne un but ni une fin dans le temps. Ses traits caractéristiques émergents sont l'originalité (en cela, la création s'oppose à l'imitation, à la copie), l'absence de règles préétablies, et la valorisation du génie au détriment de ce qui ne serait qu'une maîtrise technique d'un savoir-faire.
Pourtant, la notion de création est chargée de connotations si diverses qu'elle se prête à toutes les représentations, des plus triviales aux plus élevées. La création renvoie très modestement aux gestes précis du peintre ou du sculpteur travaillant et retravaillant dans leur atelier la matière brute, le bronze ou la couleur, aux ratures de l'écrivain et à la sueur du danseur. Tout cela est comme par miracle effacé par la glorification de l'œuvre finie et de sa prétendue perfection. S'impose alors une conception dématérialisée de la création très efficace pour entretenir l'ignorante admiration du profane et le statut élevé de l'artiste dans la hiérarchie sociale des arts et métiers.
La manière de se représenter l'activité artistique comme fruit du génie produit alors tous ses effets. Moins le talent s'explique rationnellement par l'exercice, le travail, ou la maîtrise d'une technique transmissible, plus on l'impute romantiquement aux seules fantaisies de l'inspiration et du don. La distinction de l'artiste et de l'artisan, lieu commun de la littérature philosophique sur l'art, on l'a vu, conforte bien sûr une telle mystique de la création.
On trouve chez les plus grands, ce qui nous engage à la juger plus vraie, une conception de l'activité créatrice qui insiste au contraire sur le travail. Ce n'est pas un hasard si les grands artistes sont ceux qui parlent dans les termes les plus modestes de ce qu'ils font. Giacometti voyait ses sculptures comme des essais. Godard, lui aussi, fait des essais de cinéma. Bach confessait sur son lit de mort qu'il n'avait fait que travailler ; nous devons le croire, même si cela ne s'entend pas. Cela prouve simplement que l'artiste doit faire disparaître tout ce qui montre ou suggère la fabrication de l'ouvrage. De ce que le tâcheron travaille, on tire l'idée fausse que l'homme de talent pourrait s'en dispenser. Dans la création artistique, une part non négligeable consiste donc en essais, reprises, approches, bricolages. L'artiste est d'abord celui qui travaille une matière comme le boulanger travaille sa pâte. Envisagée dans sa matérialité, c'est-à-dire dans sa réalité, la création est artisanale. Cela semblait évident à tous à la Renaissance, où les jeunes artistes faisaient l'apprentissage du métier dans l'atelier d'un maître.
L'humilité des plus grands artistes nous apprend donc à nous méfier de la notion de création. On pourrait dire d'elle ce que Pascal disait de la morale, à savoir que la vraie création se moque de la création. Aussi ne s'agit-il pas de «crier au loup» contre tous ceux qui entreprendraient de démystifier cette notion ambiguë ; au contraire, la tâche de démystification est la seule qui soit véritablement conforme à l'esprit critique qui anime de manière aiguë la création artistique.
Ces considérations nous amènent à revoir la frontière que l'on trace d'habitude entre l'art et l'artisanat. Où la faire passer seulement ? Les difficultés apparaissent très vite. Y aurait-il des activités « viles » et d'autres « nobles », selon que la destination de l'ouvrage soit utile ou non utile ? Mais alors, dans quelle catégorie ranger l'ébénisterie, la marqueterie ? Certes, elles fabriquent des meubles, des choses utiles, mais le travail précieux de décoration ou d'incrustation dans un souci purement esthétique ressortit bien à l'art. Faut-il distinguer à l'intérieur d'une même activité l'œuvre de l'artiste et celle de l'artisan, la fabrication et la création ? Vaine casuistique.
De même que l'on a insisté plus haut sur le travail, certains ont mis en évidence le rôle de la compétence technique, qui se trouve minoré dans la croyance en l'inspiration. On n'imagine pas que Mozart aurait pu être le créateur que l'on connaît, s'il n'avait d'abord été un virtuose de tout premier ordre. Picasso maîtrisait parfaitement, dès son jeune âge, l'art du dessin. C'est donc une autre fausse opposition que celle qui déclare antinomiques l'imagination créatrice et la maîtrise technique. L'activité artistique semble en tout cas avoir plus à craindre de l'académisme desséchant que de l'assimilation à une activité artisanale techniquement normée.
Resterait un ultime argument pour défendre l'idée d'un monopole de l'activité artistique sur la création : l'originalité de l'œuvre, son unicité qui l'authentifie contre toutes les copies. La création est opposée à la reproduction : reproduction du réel tel qu’on le voit, mais aussi production de doubles, de copies, etc. En fait, les beaux-arts, et notamment la peinture, ont fait de la création et de l'innovation leur valeur refuge depuis que la photographie l'a remplacée sur le marché de l'imitation. La photographie a eu pour effet de déplacer les valeurs picturales vers la non-reproductibilité du support et la liberté de la composition.
Ces valeurs ne peuvent cependant avoir cours partout. Par exemple, les œuvres cinématographiques ou musicales utilisent bien un support reproductible ; à propos d'un film projeté dans une salle, on parle d'une copie ; au cinéma, l'original manque, ou du moins, rien ne le distingue de ses innombrables clones. Nous devons y voir la marque d'une pratique industrielle de l'art ; le cinéma est finalement une industrie. La véritable antinomie ne serait-elle donc pas finalement entre l'art et la production industrielle ?
Mais, pas plus qu'avec l'artisanat, la frontière n'est facile à tracer. Que penser du design qui inscrit le souci esthétique au cœur de la production industrielle dans des domaines aussi divers que l'automobile ou l'industrie du loisir ? Le concept d'une création en série n'est donc pas absurde, pas plus que celui d'une création collective. L'activité artistique d'aujourd'hui aurait plus à gagner à se redéfinir au contact de la production industrielle qu'à s'asseoir pour toujours sur l'assurance qu'elle a l'exclusivité de la création.




Il faut toujours avoir en vue, quand on utilise le mot de création à propos de l'art, le travail brut de l'artiste dans sa matérialité, le «métier». Mais rien ne va plus si l'on entend en faire le critère social de distinction de l'art par opposition à l'artisanat ou aux autres activités de l'esprit. Nietzsche pensait que l'activité du génie ne lui semblait en rien différente de l'inventeur en mécanique.
« Le génie, disait-il, ne fait rien d'autre que d'apprendre d'abord à poser des pierres, ensuite à bâtir, que de chercher toujours les matériaux et de travailler toujours à y mettre la forme. »
Surtout, on se condamne alors à se faire une fausse représentation de l'artiste comme producteur d'objets sacrés, et de l'œuvre d'art comme fétiche. C'est en fait tout le contraire : l'œuvre est d'autant plus sacralisée et fétichisée qu'elle est moins consistante, qu'il y a moins de création et de travail en elle. La conception spiritualiste de la création trouve d'une certaine manière sa vérité dans l'acte d'un Marcel Duchamp exposant une roue de bicyclette, ou d'un Andy Warhol signant des boîtes de conserve : la fausse création aussi se moque de la création.

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Dernière modification le : 24/10/2016 @ 12:23
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