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Morale et indifférence

L’indifférence est-elle immorale ?

L’indifférence reçoit habituellement une signification péjorative. Elle est le plus souvent un reproche que nous adressons à ceux qui nous paraissent insensibles devant la souffrance d’autrui ou la nôtre. Poussée à son paroxysme, elle est un symptôme que la psychiatrie range dans la catégorie des apathies où elle voisine avec la mélancolie. Il est dès lors tentant de la qualifier d’immorale dans la mesure où l’indifférent semble capable de laisser mourir autrui sous ses yeux sans sourciller. On a souligné la criminelle indifférence des assassins nazis et de leurs collaborateurs devant les souffrances inouïes de leurs victimes.
Cependant, il ne va pas de soi que la moralité exige de tout un chacun le contraire de l’indifférence, à savoir la faculté de pouvoir être touché par le malheur d’autrui. Les capacités d’empathie et de compassion humaines ne sont pas illimitées. Si l’on veut que la moralité se fonde sur le sentiment et l’affect que l’autre “ doit ” produire sur soi afin de déclencher l’action altruiste ou morale, ne court-on pas le risque de suspendre l’action morale à la présence et la subsistance d’un affect qui ne peut pourtant être considéré comme nécessaire ? Que se passe-t-il lorsque je n’éprouve rien ou seulement un sentiment de dégoût devant la souffrance d’autrui et que pourtant je suis bien conscient qu’une action est moralement requise par la situation ?
Il faut donc clarifier cette notion d’indifférence dont l’immoralité n’est peut-être pas si évidente.

Peut-on se contenter de déterminer l’indifférence de manière seulement négative, en disant par exemple qu’elle consiste dans l’absence manifeste d’intérêt ou de réaction vis à vis d’autrui ? Si l’on s’efforce de déterminer positivement l’indifférence, alors on peut dire que, comme son nom l’indique littéralement, elle consiste dans la non-différence des états psychiques internes, autrement dit dans la continuité des affects, l’équanimité. Etre indifférent, c’est demeurer égal à soi-même, identique à soi-même malgré la pression affective des événements extérieurs : ceux-ci ne provoquent aucune différence dans le cours de mes affects et de mes pensées. L’indifférence est donc une disposition affective de stabilité : les échanges affectifs avec le monde (personnes, choses, événements) sont stables, réglés ; ils présentent une homéostasie, un état d’équilibre dynamique reposant sur des processus de régulation.
Ce concept de régulation contient trois idées : celle de relation d’interaction entre éléments instables, celle de critère ou de repère et celle de comparateur. La régulation, c’est l’ajustement, conformément à une règle, d’une pluralité de mouvements ou d’actes et de leurs effets ou produits que leur diversité ou leur succession rend d’abord étrangers les uns aux autres. Ce concept a été scientifiquement utilisé d’abord en biologie par Claude Bernard . L’emploi que Claude Bernard en fait montre des composants métaphoriques précis : balance, équilibre, compensation, tels sont les termes qui sont venus sous sa plume lorsque, après avoir mis en évidence le rôle du milieu intérieur dans la vie des animaux supérieurs, il a opposé au mode de “ vie oscillante ” directement soumise aux variations du milieu, le mode de “ vie constante ou libre ”, dans laquelle les éléments cellulaires de l’organisme sont protégés contre les changements dans le milieu extérieur. Un tel animal n’est pas indifférent au milieu : il est en relation avec lui “ de façon telle que son équilibre résulte d’une continuelle et délicate compensation établie comme par la plus sensible des balances ” (Leçons sur les phénomènes de la vie communs aux animaux et aux végétaux). Ainsi la stabilité et l’autoconservation d’un organisme sont des états compatibles avec une tolérance d’écarts modérés par des fonctions de prévention contre les situations critiques. La régulation préserve l’intégrité d’un tout. Elle sera ultérieurement reprise et élaborée dans le concept de “ système cybernétique ” qui est le concept d’un ensemble de variables dont la constance à travers le temps est contrôlée et assurée par un détecteur de perturbations, dont l’action en retour, ou si l’on veut la réaction active, déclenchée par un signal d’écart, a pour effet l’annulation de la cause perturbatrice et le maintien de la valeur fonctionnelle inscrite comme norme dans la structure même.
Ce concept peut être judicieusement utilisé dans une description du fonctionnement de la vie psychique en général et particulièrement de la vie affective en particulier. Quel que soit le modèle utilisé pour décrire le principe vital général du psychisme, chacun conviendra que l’esprit humain tend à persévérer dans son être selon une formule célèbre de Spinoza , tend sinon à amplifier ses puissances du moins à se conserver. Comme par ailleurs, nous sommes constamment, à des degrés variables, affectés par les événements extérieurs de notre milieu, chacun s’efforce d’intégrer les affects qui proviennent du milieu et de trouver dans celui-ci des moyens de satisfaire des affects internes.
Par exemple, l’action qui consiste à aider autrui, à l’assister, et dont on ne peut douter qu’elle soit morale (quel que soit le concept qu’on s’en fait), peut être déclenchée par la nécessité interne de faire cesser en soi-même la souffrance produite par la souffrance d’autrui. C’est bien ce qu’on nomme la pitié, qui est une forme de compassion ou d’empathie. La pitié est un complexe affectif formé de deux souffrances : celle que je ressens par proximité affective avec autrui (quelle qu’en puisse l’explication, il faut reconnaître que ce fait de la communication affective est incontestable) ; celle que je ressens comme menaçant mon intégrité et mon équilibre psychique, mon homéostasie. Les mécanismes de régulation tendent alors à susciter une activité qui supprimera l’angoisse éventuellement suscitée par la souffrance d’autrui. La morale en général intervient à ce moment précis pour déterminer cette action de façon à ce qu’elle soit conforme aux attentes sociales et personnelles.
Ainsi, la souffrance compassionnelle, l’empathie en général, ne sont nullement par elles-mêmes morales ; elles ne le sont que par les actes qu’elles semblent générer, actes qui peuvent s’accorder au moins extérieurement à ce qu’on qualifie en général de moral . Ces sentiments sont des dispositifs affectifs qui intègrent les événements extérieurs sans menacer l’équilibre interne. Si le seuil d’assimilation est dépassé ou risque de l’être, alors le sujet, pour sa sauvegarde personnelle assiste autrui . Ainsi l’altruisme a pour finalité secrète le maintien et la conservation de l’ego. Aussi, si l’indifférence est cette faculté de maintenir son équilibre, alors il faut conclure que toute activité caritative, toute attention à autrui, toute pitié, toute écoute d’autrui, est motivée par la nécessité de cette indifférence qui est un principe vital. Finalement, toute action morale à destination d’autrui contient une part d’indifférence sans quoi elle serait non seulement incompréhensible mais effectivement impossible.
D’autre part, si l’on veut affirmer que l’indifférence est immorale, ou que, autrement dit, l’empathie et la compassion sont morales, alors le problème suivant risque de ne pas trouver de solution : que faire lorsque autrui a manifestement besoin de moi et que cependant il me répugne, c’est-à-dire produit des affects pénibles, inassimilables ? Le clochard qui se trouve dehors, à quelques dizaines de mètres de moi, et dont l’aspect physique est répugnant (odeurs nauséabondes, vêtements très sales, etc.), en appelle pourtant, par son état même, à ma moralité. Si la moralité de mes actions est régie exclusivement par l’effet affectif que l’autre produit sur moi, alors je risque bien de n’agir que par la fuite (ou par l’expulsion d’autrui de mon champ vital) lorsque les affects qu’autrui produit sur moi deviennent insupportables. Le seuil qui sépare l’action morale de l’action violente envers autrui est alors fixé par le seuil de tolérance psychique défini par la capacité de mes mécanismes de régulation d’intégrer les variations affectives issues du milieu environnant.
Ainsi, si l’empathie est le fondement exclusif de la moralité, alors il sera immoral de secourir autrui lorsqu’il est trop difficile de le faire (trop difficile, c’est-à-dire affectivement). Si la moralité est rationnelle, alors il faut être indifférent parce que les affects ne sont pas généralement rationnels.

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Dernière modification le : 24/10/2016 @ 12:25
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