LA POLITIQUE Georg Friedrich Haendel Giulio Cesare (Jules César) Nathalie Dessay (Cléopâtre)Dans cet opéra se pose très clairement la question de la politique. L'histoire relate la conquête du pouvoir, en Égypte, par Jules César. L'ensemble de l'opéra est construit comme un jeu d'alliances qui se font et se défont, au cours des évènements, jusqu'au dénouement.
L'intrigue n'est pas simple, pour au moins deux raisons :
D'abord, Haendel se tient près de la vérité historique. Or, cette période est complexe et tourmentée.
Ensuite, la politique est elle-même un jeu complexe et en exposer la logique, même dans une œuvre théâtrale, n'est jamais très simple.
On rapporte que les opéras de Londres laissaient une partie des lumières allumées, lors des représentations du "Jules César", pour que les spectateurs puissent suivre les intrigues avec les livrets.
Il ne faut pas non plus exagérer cette complication. Certaines séries TV aujourd'hui livrent des intrigues bien plus alambiquées. Et surtout, il y a une grande cohérence logique dans cet opéra, qui apparaît clairement au cours de son développement.
En fait, cela traduit un peu ce que l'on voudrait que soit la politique : un jeu de "combinaisons" complexes, mais cohérentes (et non des "combines" plus ou moins payantes).
On présente parfois cet opéra comme une histoire d'amour entre César et Cléopâtre. Ce n'est pas faux, mais c'est réducteur. Certes, Cléopâtre tombe "réellement" amoureuse du beau Jules (et c'est réciproque). Mais son intention première était de le séduire pour en faire un allié pour conquérir le trône d'Égypte. Et puis, survaloriser le rôle de ce couple, ce serait minimiser le rôle des autres personnages dont l'importance n'est pas contestable.
Toute la pièce repose sur un équilibre dont le résultat sera le dénouement.
Chaque élément compte.
Quelles sont les forces en présence ?
On pourrait dire qu'il y a les Égyptiens et les Romains, mais les jeux d'alliances vont brouiller cette opposition. En effet, Cléopâtre est clairement dans le camp de César, à moins que ce ne soit lui qui est dans son camp à elle. Tout dépend de la manière dont on les valorise l'un et l'autre.
En fait, on se rend très vite compte qu'il y a Ptolémée d'un côté et tous les autres, de l'autre côté.
Cela se décide très vite, dès la scène 3 de l'acte I, quand Achillas présente la tête de Pompée en guise de cadeau de la part de Ptolémée.
Bien sûr, César, Cornelia (la femme de Pompée) et Sextus (son fils) le haïssent d'emblée à cause de ce geste.
Achillas, son général, le trahira plus tard, car il sera lui-même trahi par son maître.
Quant à celle qui a le plus hâte de s'en débarrasser, c'est Cléopâtre qui est à la fois sa sœur et sa femme et qui voudrait le pouvoir pour elle seule.
Voilà pour l'histoire.
Du point de vue de l'œuvre, les rôles sont répartis de la manière suivante :
8 arias pour Jules César, 8 pour Cléopâtre, 5 pour Cornelia, 5 pour son fils Sextus, 4 pour Ptolémée et 3 pour Achillas. La moitié est réservée à César et Cléopâtre, un tiers revient à la famille de Pompée et un vague cinquième est consacré aux autres.
Ptolémée est-il un méchant ?
Pas au sens où peuvent l'être un Iago ("Othello" de Verdi) ou un Scarpia ("Tosca" de Puccini). Ce n'est pas un pervers. Du moins pas plus que ne peut l'être un chef de guerre.
Dans la plupart des mises en scène, on lui donne seize ou dix-sept ans. En réalité, l'action se passe en 48 avant notre ère et il est né en -61. Ce qui lui ferait treize ans. Bref, retenons qu'il est très jeune.
En offrant à César la tête de Pompée, il croit lui faire plaisir. Il agit selon une logique mathématique selon laquelle l'ennemi de l'ennemi est un ami.
C'est une manière d'envisager la politique qui n'est pas dénuée d'intelligence. La politique implique des calculs.
En revanche, ce n'est pas ainsi que le perçoit César.
Pourquoi ?
C'est difficile à dire.
Est-ce parce qu'il est stoïcien et qu'il pense que la politique implique un certain nombre de valeurs morales ?
Il dit dans la scène 2 de l'acte I :
- "Virtù de' grandi è il perdonar l'offese" ("La vertu des grands est de pardonner les offenses.")
La politique est censée être le propre des êtres policés. Dans la scène qui suit, il chante :
"Empio, dirò, tu sei ; togliti agli occhi miei, sei tutto crudeltà. Non è di re quel cor, che donasi al rigor, che in sen non ha pietà." ("Je dis que tu es un infâme, ôte-toi de ma vue, tu es un monstre sanguinaire. Il n'est pas d'un roi, ce cœur qui s'abandonne à la cruauté, qui ne renferme aucune pitié."). Le pouvoir exigerait des vertus qui seraient en contradiction avec le geste de Pompée.
Est-ce pour des raisons personnelles ?
N'oublions pas que César et Pompée furent amis et que ce dernier a (entre autres) épousé Julia, la propre fille de César. Imaginait-il un sort moins funeste pour son gendre ?
Peut-être pour les deux. Mais notons bien que présenter une tête coupée sur un plateau est souvent un signe de barbarie ou de folie. Songeons à "Salomé" de Richard Strauss, et notre héroïne dansant avec la tête de saint Jean Baptiste tout en l'embrassant. C'est ce qui décide Hérode de s'en débarrasser.
Donc, Ptolémée est maladroit, voire un peu barbare. D'ailleurs, sa tentative de tuer César va échouer, il sera vaincu.
On a donc deux types de politiques qui s'opposent radicalement. Celle de la force voire de la brutalité d'une part et, de l'autre, la force raisonnée et policée.
Une troisième forme de politique est incarnée par Cléopâtre.
Celle-ci est bien plus proche de notre représentation moderne. Elle allie la ruse et la séduction pour obtenir ce que l'on ne peut pas prendre par la force.
Stratégie de femme, disent les mauvaises langues ?
Cléopâtre semble pourtant confirmer (Scène 7, acte I) :
"…che a me d'avito regno farà il nume d'amor benigno dono. Tutto può donna vezzosa, s'amorosa scioglie il labbro, o gira il guardo. ("…c'est à moi que le dieu de l'amour fera don du trône de mes ancêtres. Une femme belle peut tout si, d'un air tendre, elle ouvre la bouche ou tourne les yeux.")
Cléopâtre fait tourner les têtes, elle ne les coupe pas.
Cela semble non seulement plus approprié, mais aussi plus efficace.
Comment opère-t-elle ?
Elle suit le principe que se fixera le philosophe René Descartes seize siècles plus tard : "Larvatus prodeo" ("J'avance masqué").
Elle apparaît à César, une première fois, sous un faux nom. Elle dit se nommer Lydia, une servante de Cléopâtre, et dit être persécutée par Ptolémée. Elle demande la protection de César, qui lui accorde. Il est séduit par ses cheveux : "E la tua chioma i con." ("Et ta chevelure enchaîne les cœurs").
Au début de l'acte II, Cléopâtre a préparé un petit spectacle pour César où elle joue le rôle principal. Elle incarne la Vertu, rien moins que cela.
L'aria : "V'adoro, pupille,…" est l'un des plus splendides de l'œuvre. Il faudrait être sourd pour ne pas tomber sous son charme. (Écouter aussi le "Piangerù la sorte mia…" du début du troisième acte.)
La manœuvre est habile. Sous les traits de la faible femme, elle séduit l'homme et sous les traits de la Vertu, elle séduit le stoïcien.
Mais, la manœuvre n'est pas sans risque. Le jeu de la séduction peut être réciproque. L'amour que lui porte César a éveillé en elle un amour pour ce dernier.
Mais tout finit bien. Ptolémée sera tué par Sextus (le fils de Pompée), Cléopâtre accèdera au trône.
Avec César, ils se marièrent et eurent un fils au nom bizarre : Césarion (fils de César).
Cette analyse n'envisage qu'une partie de l'œuvre et nous avons délibérément fait l'impasse sur les évènements ayant trait à Cornelia et Sextus.
Il nous a semblé que c'est plutôt la partie consacrée à la vengeance. Nous voulions insister sur la politique.
Souvent, les études de cette œuvre négligent un peu l'importance de Cornelia, peut-être parce que Haendel ne lui confie que 5, des 33 arias. Mais son rôle est central. En effet, sa beauté doit être prodigieuse, car trois hommes se la disputent. Dès le début, devant la tête coupée de son mari, Curion s'en éprend. Puis ce sera le tour d'Achillas qui, parce que Ptolémée lui promet sa main, accepter de tenter de tuer César. Enfin, quand Ptolémée croit César mort, il ne tient pas sa promesse et garde Cornelia pour lui.
C'est ce qui va convaincre Achillas de changer de camp et de soutenir César.
C'est donc elle qui est à l'origine du dénouement heureux.
Mais cela supposerait de reprendre entièrement l'analyse sous un autre angle philosophique : la question des passions.
On voit la richesse de cet opéra.