Le cas de Phineas Gage, que raconte Antonio Damasio, illustre de manière frappante le lien profond entre la raison et l’émotion. Après son accident, Gage conserve ses capacités intellectuelles de base : il parle, marche, réfléchit. Pourtant, sa personnalité et surtout sa capacité à prendre de bonnes décisions sont bouleversées. Ce paradoxe montre que raisonner ne consiste pas seulement à appliquer des règles logiques : pour décider, il faut aussi pouvoir hiérarchiser les informations, évaluer les conséquences de ses choix, anticiper l’avenir – autant de fonctions dans lesquelles l’émotion joue un rôle essentiel.
Damasio remet ainsi en question l’idée, héritée de Descartes, selon laquelle la raison devrait être séparée des passions pour fonctionner correctement. Au contraire, il suggère que la rationalité humaine repose sur une interaction constante entre émotions et pensée. L’émotion n’est donc pas un simple obstacle à la raison : elle en est une condition indispensable.
Antonio DAMASIO "L'erreur de Descartes", extrait concernant l'histoire de Phineas Gage : le lien entre la raison et les émotions.
(Antonio R. Damasio est professeur de neurologie, neurosciences et psychologie. Il est le directeur de l'Institut pour l'étude neurologique de l'émotion et de la créativité de l'Université de la Californie méridionale.)
« C'est l'été 1848. Nous sommes en Nouvelle-Angleterre. (…) Phineas P. Gage travaille pour la compagnie Rutland & Burlington Railroad et a la responsabilité (…) de construire les voies ferrées nécessitées par l'expansion du chemin de fer dans le Vermont. (…) Plutôt que de contourner chaque escarpement, il a été décidé de faire sauter les rocs de loin en loin, afin d'obtenir un tracé plus rectiligne et plus horizontal. (…) Aux yeux de ses employeurs, il est (…) » le plus compétent et efficace » de tous ceux qui sont à leur service (…) quand il s'agit de faire sauter les mines. Celles-ci requièrent d'être préparées en plusieurs étapes obéissant à un ordre précis. Il faut d'abord creuser un trou dans le rocher. Après l'avoir rempli à moitié de poudre, on y insère une mèche, et on le bourre avec du sable. Ce dernier doit être tassé au moyen d'une tige de fer actionnée en une série de coups bien calculés. (…) Il est quatre heures et demie. (…) Gage vient juste de verser la poudre dans le trou et de demander à l'ouvrier qui l'aide de la recouvrir avec le sable. Quelqu'un l'appelle derrière lui, (…) Distrait, il commence à bourrer la poudre avec sa barre de fer, alors que son aide n'a pas encore versé le sable. Presque instantanément, cela met le feu à la charge explosive, et la mine lui saute à la figure. (…) La barre de fer a pénétré dans la joue gauche de Gage, lui a percé la base du crâne, traversé l'avant du cerveau, pour ressortir à toute vitesse par le dessus de la tête. Elle est retombée à une trentaine de mètres de là, recouverte de sang et de tissu cérébral. Phineas Gage a été projeté au sol. Il gît, tout étourdi dans la lumière éblouissante de l'après-midi, silencieux, mais conscient.(…) Survivre à une aussi grande blessure à la tête, ainsi qu'être capable de parler, de marcher et de rester lucide immédiatement après l'accident - tout cela est surprenant. (…) Phineas Gage sera rétabli en moins de deux mois. Cependant, le côté étonnant de ce dénouement va être dépassé de loin par l'extraordinaire changement de personnalité que cet homme va connaître. Son caractère, ses goûts et ses antipathies, ses rêves et ses ambitions, tout cela va changer. Le corps de Gage sera bien vivant, mais c'est une nouvelle âme qui l'habitera. (…) Ses principaux sens - le toucher, l'audition, la vision - étaient fonctionnels et il n'était paralysé d'aucun membre, ni de la langue. Il avait perdu la vue de son œil gauche, mais voyait parfaitement bien avec le droit. Sa démarche était assurée ; il se servait de ses mains avec adresse, et n'avait pas de difficulté notable de locution ou de langage. Et cependant, comme le raconte Harlow, « l'équilibre, pour ainsi dire, entre ses facultés intellectuelles et ses pulsions animales » avait été aboli. Ces changements étaient devenus apparents dès la fin de la phase aiguë de la blessure à la tête. Il était à présent » d'humeur changeante ; irrévérencieux ; proférant parfois les plus grossiers jurons (ce qu'il ne faisait jamais auparavant) ; ne manifestant que peu de respect pour ses amis ; supportant difficilement les contraintes ou les conseils, lorsqu'ils venaient entraver ses désirs ; s'obstinant parfois de façon persistante ; cependant, capricieux, et inconstant ; formant quantité de projets, aussitôt abandonnés dès qu'arrêtés [...]. Quel enseignement est-il éventuellement possible de tirer d'un conte aussi bizarre ? […] (Le système de raisonnement) est une extension du système émotionnel automatique, l’émotion jouant des rôles divers dans le processus de raisonnement. Par exemple, elle peut conférer trop d’importance à une prémisse et, ce faisant, biaiser la conclusion qu’on en tire. Elle participe aussi au processus par lequel on garde présents à l’esprit les multiples faits qu’on doit prendre en compte pour être capable de prendre une décision. La participation indispensable de l’émotion au processus de raisonnement peut être avantageuse ou néfaste selon à la fois les circonstances de la décision et l’histoire passée de celui qui décide. (…) Lorsque l’émotion est laissée totalement à l’écart du raisonnement, comme cela arrive dans certains troubles neurologiques, la raison se fourvoie encore plus que lorsque l’émotion nous joue des mauvais tours dans le processus de prise de décision. […] (Le cas de) Gage a laissé entrevoir un fait étonnant : d'une façon ou d'une autre, il semblait y avoir dans le cerveau humain des systèmes neuraux se rapportant davantage au raisonnement qu'à n'importe quelle autre fonction, et mettant en jeu, en particulier, les dimensions sociales et personnelles du raisonnement. Il semblait donc qu'à la suite d'une lésion cérébrale, on pouvait perdre le respect des conventions sociales et des règles morales antérieurement apprises, alors même que ni les fonctions intellectuelles fondamentales, ni le langage ne semblaient compromis. Sans le vouloir, le cas de Gage indiquait que quelque chose dans le cerveau se rapportait de façon spécifique à des caractéristiques propres à l'homme, parmi lesquelles : la capacité d'anticiper l'avenir et de former des plans d'action en fonction d'un environnement social complexe ; le sentiment de responsabilité vis-à-vis de soi- même et des autres ; et la possibilité d'organiser sa survie, en fonction de sa libre volonté. (…) (Gage) était devenu incapable de prendre de bonnes décisions, et celles qu'il prenait n'étaient pas simplement neutres. Elles n'avaient pas cet aspect de modération, caractéristique des personnes aux capacités mentales diminuées et qui ont peur d'agir. Au contraire, elles étaient ouvertement désavantageuses. […] (…) L'émotion réalise ce marquage ouvertement, comme dans le « sentiment viscéral », ou à couvert, grâce à des signaux qui échappent à notre conscience. Quant aux connaissances dont nous nous servons pour raisonner, elles aussi peuvent être complètement explicites ou en partie cachées, comme lorsque nous avons l'intuition d'une solution. En d'autres termes, l'émotion joue un rôle dans l'intuition, processus cognitif rapide grâce auquel nous parvenons à une conclusion sans avoir conscience de toutes les étapes logiques qui y mènent. Il n'est pas nécessairement vrai que la connaissance des étapes intermédiaires soit absente, mais l'émotion livre la conclusion si directement et si rapidement qu'il n'est pas nécessaire d'avoir conscience de toutes les connaissances. »
Antonio R. Damasio L’erreur de Descartes, Odile Jacob, 2010.
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Dernière modification le : 11/09/2025 @ 13:08
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