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Désir et soufrance


 

Peut-on désirer sans souffrir ?

“ Alle das Neigen
Von Herzen zu Herzen,
Ach, wie so eigen.
Schaffet das Schmerzen! “

GOETHE



L’absence de satisfaction d’un besoin est une souffrance. On peut s’en réjouir. Si nous ne souffrions ni de la faim, ni de la soif, il y a fort à parier que nous pourrions succomber par simple négligence. La souffrance nous indique ce dont nous avons besoin pour exister. Avoir des besoins et souffrir du manque de ces besoins nous semble légitime.
Qu’en est-il de ce que nous considérons généralement comme l’autre manque : le désir ? Celui-ci se porte sur ce dont nous pouvons nous passer. Si le besoin nous impose de survivre, le désir peut nous conduire à espérer ce qui n’est exprimé par aucun de nos organes physiques. L’objet du désir est futile, voire artificiel. Faudrait-il en conclure qu’aucun désir ne pourrait ou ne devrait nous faire souffrir ?
Bien au contraire. Ce que l’homme désire, lui tient souvent plus à cœur que ce dont il a besoin. Le désir nous pousse à réaliser ce que nous avons de spécifiquement humain et non pas ce qui relève de la seule biologie. C’est là que la question prend son sens. La nature est rarement excessive. Celui qui a mangé à satiété est repu, à moins que la gourmandise ne le pousse à vouloir davantage. Alors, il passerait du besoin au désir puisqu’il créerait un manque inutile. Alors que la nature nous paraît parcimonieuse, le désir naît de l’excès. Moins prompt à nous satisfaire, il peut aller jusqu’à se contenter de se plaire dans le manque. L’homme mélancolique trouve une certaine jouissance à ne pas pouvoir satisfaire son désir. Il ne déteste pas se confronter à la vanité des choses et trouve une certaine douceur dans la souffrance. Le caractère artificiel du désir a conduit certains philosophes à le condamner radicalement. Vecteur de toutes les passions, il empêcherait la sérénité de l’âme. L’équation parait alors simple : pas de désir, pas de souffrance. D'autres, en revanche, considèrent que la souffrance qu’occasionne le désir n’est pas forcément un mal. Enfin, il y a même ceux qui font du désir le principe de toute joie.
Voyons comment démêler ce qui paraît être un tissu de paradoxes.

A - Il ne saurait y avoir de désir sans souffrance.

Épicure distingue les désirs naturels et nécessaires (les besoins), les désirs naturels et non nécessaires (le confort) et les désirs non naturels. Au fond, seuls les besoins permettent de ne pas souffrir. Le confort est inutile et les désirs « luxueux » le sont par définition. Dès lors que le désir n’est plus naturel, il recherche de l’inutile et du futile. Ainsi, l’homme qui est épris de gloire ou de richesse peut aller jusqu’à risquer sa vie pour l’obtenir. Il perd le sens des valeurs. Il peut trahir ou vendre ses amis pour cette cause. Pire, il perd son autonomie. Il dépend des autres, de leur bon vouloir, de ce qu’ils sont prêts à lui concéder. En ne maîtrisant pas son existence, il devient le jouet des aléas de l’existence. Il souffrira sûrement ou tout du moins il ne vivra pas en paix.

Le désir est impossible à combler. Contrairement au besoin qui nous satisfait dès qu’il rencontre son objet, le désir peut persister au-delà de ce qu’il cherche à atteindre. Dans « Le cousin Pons », Balzac nous fait une étonnante description d’un collectionneur dont la passion est de dénicher des objets rares ou singuliers qu’il va pouvoir acquérir. Le roman est sans ambigüité, il nous montre bien que ce qui motive le collectionneur est moins le fait d’accaparer que de spéculer, chercher, négocier, etc. L’acquisition n’étant que le terme de ce processus, mais peut-être qu’il n’en est pas le but. On peut aussi comprendre ainsi la quête de Don Juan dans l’opéra de Mozart. Lorenzo da Ponte, le librettiste ne manque pas de faire égrener les nombreuses conquêtes du séducteur aux oreilles de la seule femme qu’il ait épousée, Dona Elvira. Le but n’a rien de cruel, il s’agit simplement de montrer que l’homme est incapable de posséder. Il ne se satisfait que de chercher, calculer, séduire… bref, il se satisfait d’être insatisfait.
Voilà peut-être la raison pour laquelle le désir peut entraîner des souffrances. Qui peut prétendre n’exister que dans ce qui paraît être une organisation construite et structurée de la frustration.

Pour Platon, à moins de réduire le désir au désir de connaissance, ce qui n’est que le lot de quelques rares privilégiés, il nous entraîne immanquablement vers la souffrance. Certes, le philosophe est l’exemple de celui qui peut mettre sa curiosité et son désir au service des trois grands archétypes : le bien, le vrai et le beau. D’ailleurs, étymologiquement, philosopher, n’est-ce pas être « amour du savoir ou de la sagesse » ? Cet amour est évidemment un désir. Mais tout cela serait trop simple. D’abord, il est vrai que peu d’hommes sont capables de mettre leurs désirs au service de la connaissance. Platon n’hésite pas à dire que c’est réservé à une élite voire une aristocratie. Mais il va plus loin. Dans le « Phédon », il orchestre un réquisitoire d’une rare violence contre le corps et les affects qui peuvent en émaner Il fait dire à Socrate que nous ne serons réellement libres que quand nous serons débarrassés de notre corps (rappelons que le Phédon est le récit de la mort de Socrate).


B) Le désir comme l’énergie de la volonté.


Certes, il est des désirs qui nous entraînent à souffrir, mais est-ce que cette souffrance est forcément une mauvaise souffrance ?
Pour Hegel, il ne saurait y avoir de progrès si les hommes n’étaient pas mus par leurs passions. Les grandes étapes de l’évolution historique de l’homme sont ponctuées de conflits. Ce sont ces conflits qui construisent l’identité de l’homme. Si les guerres nous paraissent n’être que l’expression du chaos, quand on les considère dans leur ensemble, ils font et défont des civilisations qui apportent toutes leur contribution à notre humanité. Ainsi, cette souffrance liée à l’exacerbation des passions contribue à l’ordre du monde. « Les peuples heureux n’ont pas d’histoire » souligne-t-il.
De la même manière que les peuples se construisent les uns contre les autres, les individus se construisent de la même manière. Dans son expression la plus singulière, pour Hegel, la conscience n’est rien d’autre qu’un sentiment de soi. Elle reste centrée sur elle-même, incapable de se représenter le monde. En revanche, dès lors que cette conscience se trouve confrontée à une autre conscience, elle cherche à être reconnue par elle. Pour ce faire, comme chacune cherche à être l’objet du désir de l’autre, elles entrent en lutte. Confrontées l’une à ‘autre, ces consciences vont finir par sortir d’elles-mêmes pour s’identifier comme des sujets et non des objets. On voit que c’est bien le désir qui pousse cette conscience à cesser de n’être qu’une conscience animale.

Le langage est-il autre chose que la mise en scène de nos désirs ? Si nous nous contentions de besoin, il nous suffirait de communiquer, il n’y aurait nul besoin de produire un langage aussi riche capable d’exprimer des idées complètement inutiles, voire impossibles. Quand nous formulons un désir d’éternité ou quand nous faisons des projets, nous allons bien plus loin que ne pourrait le faire n’importe quel animal. Nous outrepassons notre nature immédiate en créant des mondes imaginaires où le réel s’accorde à nos désirs. Qu’est-ce que l’art sinon la forme la plus achevée de nos désirs ? Et qu’y a-t-il de plus authentiquement humain que l’art ? Bien sûr, tout cela ne serait pas possible si cela ne s’accompagnait pas d’angoisse ou d’inquiétudes métaphysiques. Il est rare que l’art ne soit pas de la souffrance à l’œuvre. Mais, là aussi, cela constitue un avantage et ces désirs ne peuvent être tus sous peine de nous faire perdre une grande partie de notre richesse.


C) Chez Spinoza, le désir est joie.

Pour Spinoza, l’homme n’est ni un animal politique, ni un animal rationnel. Par essence, il ne désire ni être citoyen, ni être savant. Non pas que ces deux qualités soient accessoires, mais tout simplement parce qu’elles sont un résultat et non une puissance qui doit s’actualiser, comme chez Aristote. Pour Spinoza, le désir est l’essence de l’homme. Non pas le désir de telle ou telle chose, non pas le désir de posséder, mais de manière plus fondamentale : le désir d’être. Ainsi, tout homme a pour but premier de « persévérer dans son être », de faire l’effort (conatus) d’exister. Le désir n’apparaît plus comme une sorte de parasite émanant du corps pour enchaîner l’âme. Le désir est ce qui renforce l’âme. L’un ne joue pas contre l’autre, les deux se renforcent mutuellement. Pour être plus exact, ils évoluent ensemble : parallèlement. Le désir ne saurait être bon ou mauvais en soi. Il échappe à tout jugement moral. Il est, sans plus, sans qualificatif. Cela ne veut pas dire que tout est permis et que cette théorie du désir laisse libre cours aux pires pulsions. La manière dont nous sommes affectés peut nous grandir ou nous diminuer. Comment cela ? Quand nous sommes confortés dans notre être, nous gagnons en puissance. Quand, en revanche, nous prenons de mauvaises décisions, nous nous trouvons impuissants, car nous sommes contrariés par des causes extérieures. Cette puissance et cette impuissance ne sont rien d’autre que l’expression d’une plus ou moins grande autonomie. Être libre, ce n’est pas faire ce qu’on veut ou réaliser des désirs insensés, c’est bien plutôt être capable de conduire sa nature de telle manière qu’elle ne doit rien à d’autres causes qu’elle-même. Spinoza donne un nom à ces états. Quand notre puissance augmente, elle s’accompagne de joie. Quand notre puissance diminue, elle s’accompagne de tristesse. De la souffrance à la tristesse, il n’y a qu’un pas. Il ne dépend donc que de nous de ne pas faire de notre désir une souffrance. Celle-ci n’est pas consubstantielle à notre nature, elle nous signifierait plutôt que nous serions en train de passer à côté de notre « perfection interne ».
Un proverbe dit : « Post coitum animal triste » (Après l’amour, l’homme est triste). Qui a produit un tel pessimisme ? Quel est l’amour qui pourrait nous conduire à une telle déception ? Un amour contraint ? Un amour subit ? Où serait l’amour dans de telles conditions ?
L’avantage de la philosophie de Spinoza est qu’elle nous prémunit contre cette étrange contradiction.
Le désir n’a rien de fatal. L’humanité n’est ni vouée aux gémonies, ni soumise aux passions ; ni corps corrompu, ni âme délirante.
« Mens sana in corpore sano ».
Dans un esprit sain, ne peut qu’être magnifié un corps sain.
Reste alors cette souffrance possible. Cette souffrance qui ne manquera pas d’accompagner celui qui est ignorant. Celui qui est pris dans ses certitudes et qui s’illusionne sur sa liberté.
Pour Spinoza, le désir est action.

On voit qu’il peut y avoir un désir sans souffrance. On voit aussi que la souffrance ne devrait pas nous empêcher de désirer. D’ailleurs, si nous considérons l’opposition classique entre le désir et la raison, qui nous prouve qu’une vie purement rationnelle ou raisonnable serait une vie profondément humaine ? Dans la tradition esthétique de la Grèce antique il y a deux figures que l’on aime à opposer : Apollon et Dionysos. Le premier représente la beauté équilibrée, sobre, solaire. L’autre, en revanche, s’impose comme un créateur excessif, ivre, nocturne. Ces deux extrêmes ne sont rien d’autre que les deux visages de l’homme. Freud n’hésitera pas à parler de deux pulsions contraires, également puissantes : la pulsion de vie et la pulsion de mort. Ni la souffrance, ni le désir ne semblent pouvoir être évités. Ils semblent aussi indissociables que féconds.



























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