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L'inconscient et la liberté


 

Admettre l’inconscient freudien est-ce remettre en cause notre liberté ?


L'on crédite souvent Freud (1856-1939) d'avoir découvert l'inconscient, comme une sorte de terre nouvelle et ignorée, de nouvelle Amérique intérieure. Et, s'il présente encore pour le profane un sens flou, voire énigmatique, il semble que tout le monde admette l'existence, dans le psychisme, d'un inconscient, que l'on invoque tour à tour comme le responsable de nos rêves, de nos lapsus, de nos actes manqués. Le simple fait que ces dernières expressions soient passées dans le langage courant est le signe que sans toujours bien la connaître, le commun des mortels d'aujourd'hui suppose comme acquise la validité de la théorie freudienne et l'existence de l'inconscient.
Ce simple fait pose problème. D'un point de vue philosophique, l'existence d'un inconscient est apparue, pour un auteur comme Sartre par exemple, comme complément incompatible avec l'affirmation de principe de la liberté humaine. Il faudrait en effet toujours supposer les hommes conscients et lucides, même potentiellement, pour pouvoir les déclarer libres, auteurs à part entière de leur destin et de leur vie.
Peut-on recevoir une telle critique ? Peut-on seulement opposer le projet scientifique de Freud à celui d'une philosophie absolue de la liberté ? Sans vouloir reconduire la fausse querelle de la philosophie et des sciences, il est incontestable que la manière dont Freud construit la notion d'inconscient contient implicitement la réfutation d'une certaine idée de la liberté. Finalement, la liberté relève-t-elle, ou non, de la volonté humaine ? Est-elle ou non compatible avec le déterminisme scientifique, pour lequel tout phénomène est causé par un autre ?

I. L'inconscient et le déterminisme psychique

Comme le remarque Freud, l'homme, aussi humble et dominé soit-il dans la vie extérieure, se sent souverain dans sa propre âme. Or, c'est à ce sentiment qu'il va s'attaquer avec l'idée d'inconscient. Freud introduit cette notion pour expliquer des troubles psychiques, les névroses, qui n'ont aucune cause physique. Il faut donc conclure à une causalité psychologique : mais celle-ci n'est pas accessible directement à la conscience du malade. Freud explique les troubles par des éléments du psychisme inconscients, refoulés. Développant ensuite sa théorie autour de la notion d'inconscient, il en fait l'élément nodal du psychisme, et étend l'explication par l'inconscient à des phénomènes aussi divers et quotidiens que le rêve. le mot d'esprit, l'oubli ou la substitution de noms (lapsus, actes manqués).
Mais le pivot sans doute le plus important de la théorie de Freud est l'idée que les pulsions sexuelles ne sauraient jamais être complètement domptées en nous, ce qui lui permet d'affirmer que toute une part de notre vie psychique nous échappe, est soustraite à notre connaissance et à la maîtrise de notre vouloir. Il résume sa pensée dans une phrase désormais célèbre : « Le moi n'est pas maître dans sa propre maison. »
Même si Freud ne prétend pas faire œuvre de philosophie, il ne peut ignorer l'impact de ce genre de formule. L'idée d'inconscient va à rebours de la figure classique de l'homme conscient et maître de lui. Pour Descartes, par exemple. ia volonté humaine était infinie, pour le meilleur et pour le pire. Ou encore, les théologiens accordaient à chaque homme la pleine capacité de choisir de vivre pieusement ou non : le libre arbitre. Dans tous les cas, la maîtrise de soi sur soi était postulée. En rendant problématique une telle maîtrise, l'idée d'inconscient implique à tout le moins qu'on interroge à nouveaux frais notre conception de la liberté.
D'autant, et c'est là le second point, que Freud concevait l'inconscient comme quelque chose de strictement déterminé. Par exemple, c'est parce qu'il croyait au déterminisme mental qu'il employait la méthode dite de l'association libre. En fait, selon Freud, il n'y a rien de libre dans l'association du même nom, ni en général dans la vie psychique. Il s'agissait, avec cette méthode, de laisser opérer le mécanisme des causes et des effets. Ainsi, si tel mot nous suggère telle idée que nous lui associons, ce n'est pas du tout le fruit du hasard ; c'est en vertu d'une certaine nécessité qui préside aux formations et aux productions du psychisme. On ne saurait être plus clair que Freud lui-même : « Vous avez en vous l'illusion d'une liberté psychique et vous ne pouvez pas y renoncer. Je suis désolé d'être sur ce point en totale contradiction avec vous. »
On le voit, c'est de deux manières différentes que l'idée d'inconscient se rapporte à celle de liberté en la rendant problématique. D'une part, elle est une figure du psychisme qui vient « marcher sur les plates-bandes » d'une philosophie et d'une théologie qui identifiaient l'homme à sa conscience, siège d'une liberté absolue. D'autre part, elle contient l'idée d'un déterminisme mental total : dire que les événements mentaux ne sont jamais le fruit du hasard peut donner crédit à l'idée que même les faits les plus insignifiants en apparence, comme le lapsus, seraient déterminés par une intention, et peuvent recevoir un sens par qui sait les interpréter.
C'est à ces deux niveaux que tour à tour nous ferons l'examen des rapports de l'idée d'inconscient avec celle de liberté.

Il. L'idée d'inconscient n'exclut pas l'idée de liberté

Que le moi ne soit plus maître chez lui, voilà une des conclusions que l'on peut tirer d'une théorie de l'inconscient. Mais qui a jamais prétendu qu'être libre, c'était être maître chez soi ? Ceux qui, selon l'expression de Lacan, ont fait de la conscience « le sommet des phénomènes » ; ceux qui ont confondu liberté et maîtrise, liberté et libre arbitre. Mais de telles vues ont déjà fait l'objet d'un débat à l'intérieur même de la philosophie. Un auteur comme Nietzsche (1844-1900), notamment, a remis en cause autant le primat de la conscience que la conception religieuse du libre arbitre.
On trouverait aussi chez Spinoza (1632-1677) la tentative de créer une philosophie dans laquelle la possibilité d'une liberté humaine n'est pas pensée par rapport à la conscience qu'un sujet prend de lui-même. L'âme n'est que l'idée du corps, et l'on ignore ce que peut un corps. Devenir libre a pour condition de mener sa vie sous la conduite de la raison, mais ne rentre pas dans le projet d'une maîtrise organisée autour de la conscience de soi. La maîtrise de soi, de ses passions n'est tout au plus qu'un effet de la connaissance de l'ordre général de la nature, auquel l'homme ne fait nullement exception. L'homme, selon une formule célèbre de Spinoza, « n'est pas un empire dans un empire ».
Dans ces conditions, l'idée d'inconscient n'exclut pas par elle-même la possibilité d'une liberté humaine, si l'on entend par là l'ignorance provisoire de ce qui me détermine, corporellement aussi bien que psychiquement : dire alors que l'inconscient a fait telle ou telle chose, ou s'est exprimé de telle ou telle manière, revient à dire que nous ignorons ce qui a fait cette chose. La liberté est alors toujours possible, tout de même que la connaissance des causes qui me déterminent.
Mais si on conçoit l'inconscient comme une sorte de deuxième moi étranger, ajouté au moi conscient, et disposant de ses propres désirs, de ses propres volontés, de sa propre intelligence, alors, je deviens définitivement étranger à moi-même. Je ne saurais qu'être agi, parlé, bref manipulé. C'est ce que semble penser Sartre (1905-1980), sans tenir compte du projet de Freud lui-même. Celui-ci avait bien en vue, dans la psychanalyse, la réappropriation de soi-même, et non pas son aliénation dans un inconscient manipulateur. Concrètement, la cure psychanalytique (encore appelée «analyse») a bien pour but de libérer les patients de certains affects ou événements de leur histoire personnelle passée, qui pèsent sur eux inconsciemment. Ainsi, l'hystérique, selon Freud, est quelqu'un qui n'arrive pas à se libérer de son passé : sa vie mentale est restée comme figée à l'occasion d'une scène traumatisante. Freud le compare volontiers à une personne qui. en plein vingtième siècle, commémorerait l'incendie de Londres ou la mort de Jules César, et en serait encore touchée. Il faut bien reconnaître ces processus inconscients si l'on veut libérer les hystériques de leur passé. A l'inverse, nier l'inconscient, ce serait un peu comme nier les déterminations sociales : ce serait leur laisser libre cours, et empêcher qu'on puisse jamais s'en libérer.

III. Causes ou raisons inconscientes ?


Qu'il y ait un déterminisme psychique inconscient, ou, pour le dire autrement, que des causes inconscientes expliquent tel symptôme ou tel mot d'esprit, n'empêche pas qu'il y ait encore un sens à tenir quelqu'un pour responsable de ses actes, ou à le dire libre. Ce serait là un autre argument pour montrer que l'idée d'inconscient n'exclut pas celle de liberté. On pourrait trouver un argument de ce type chez le philosophe Wittgenstein. Selon lui, l'attitude qui consiste à considérer une personne comme responsable de ce qu'elle fait est parfaitement indépendante par ailleurs de la connaissance des déterminations qui ont fait qu'elle agisse comme elle a agi. A l'évidence, Freud était lui-même bien loin de penser que l'existence d'un déterminisme inconscient fasse de nous tous des inconscients, au sens moral du terme, c'est-à-dire des irresponsables.
Ce n'est pas parce que nous serions déterminés jusque dans notre vie mentale qu'il faudrait cesser de nous considérer comme libres. Là encore, une philosophie comme celle de Spinoza a bien montré l'accord entre l'affirmation d'un déterminisme intégral et celle d'une liberté toujours possible. Tout au plus exclut-elle une certaine conception de la liberté comme libre arbitre, comme décision spontanée de faire ceci ou cela. Là aussi, le débat est interne à la philosophie, et l'idée d'inconscient n'y ajoute rien de nouveau.
Le point est bien plutôt de savoir à quel type de déterminisme nous avons affaire avec l'inconscient. Freud présente comme des causes les déterminations inconscientes de tel symptôme, ou du fait qu'on rie à un mot d'esprit. Wittgenstein (1889-1951) apporte à ce sujet une contribution éclairante en distinguant une cause d'une raison ; alors qu'une cause est impersonnelle, une raison a pour ultime critère que l'intéressé soit disposé à la reconnaître comme la raison de son action. Freud aurait confondu les deux et présenté comme des causes les raisons inconscientes trouvées par l'analyste, celles-ci étant alors moins proposées qu'imposées au patient. L'interprétation du sens inconscient de certains événements psychiques, en se voulant explicative et causale, contient donc le risque d'entraîner un effet de suggestion de sens auquel le patient peut difficilement se soustraire.
Qu'il y ait donc une causalité inconsciente à l'activité psychique ne la rend pas moins libre. Mais est-on en présence de causes inconscientes ? Rien n'est moins sûr. S'il s'avérait finalement que l'idée d'inconscient ne qualifie que des raisons, elle pourrait servir de concept commode pour justifier la posture de celui qui prétend en savoir toujours plus sur le sujet que le sujet lui-même. Or, le concept d'inconscient est construit par Freud d'une manière si équivoque qu'une telle posture est toujours possible dans la pratique.


Au terme de cet examen, il semble que l'on cerne mieux la réponse à donner à la question posée. L'idée d'inconscient n'exclut pas par elle-même celle de liberté, et à ce titre, la théorie psychanalytique n'est pas contradictoire avec une philosophie de la liberté, mais seulement avec une philosophie qui suppose par principe que le psychique s'identifie à la conscience : principe éminemment contestable.
Si l'idée d'inconscient porte concrètement atteinte à la liberté, c'est en tant qu'elle fonde une technique et une pratique analytiques dont le but est moins d'identifier des causes (des rêves, des névroses) que de suggérer et de faire accepter des raisons ; de faire partager au patient la conviction qu'une explication est nécessaire, et qu'elle ne peut être que celle que lui fournit l'analyste. On serait presque tenté, face au risque de violence interprétative, de réclamer un droit au non-sens et à l'innocence pour les productions de l'esprit.