: remy-reichhart.fr

Un droit de mentir ?


 

Peut-on avoir le droit de mentir ?

Le droit peut désigner une liberté, un pouvoir positif, comme dans les cas du droit d'expression, de réunion, de grève, etc. Mais parfois, le mot est employé de manière bien plus lâche au point de perdre tout sens : par exemple si je dis que tout le monde a droit au bonheur. Enfin, il existe un emploi intermédiaire du mot, en vertu duquel celui-ci désigne moins un droit plein et entier qu'une tolérance : ainsi en est-il de ce qu'on appelle le droit à l'erreur, mais aussi du droit de mentir.
On sait que la morale réprouve le mensonge. Mais on sait qu'elle se tient au plan des principes les plus généraux de l'action humaine, et il y a souvent loin du principe à son application ; si loin que certains entendent reconnaître aux hommes dans certaines occasions particulières un droit de mentir.
Peut-on admettre si facilement des dérogations à la loi générale ? Peut-on avoir le droit de mentir ? Au-delà de cette question, l'enjeu consiste à articuler un principe universel de morale aux particularités des situations. Peut-on à notre convenance faire plier la réalité devant la force de nos principes ?

I - Le mensonge légitime

Le mensonge est moralement condamné, car il contient une duplicité trompeuse à l'égard d'autrui. « Est donc menteur celui qui pense quelque chose en son esprit, et qui exprime autre chose dans ses paroles, ou dans tout autre signe », selon saint Augustin. Le mensonge pèche contre la transparence de chacun à chacun qui, gage de la confiance, est le socle de la morale dans les rapports humains.
Mais l'on n'a pas toujours porté sur le mensonge un tel regard moral. On a pu y voir surtout l'intention de dire le faux, intention qui ne se trouve que chez celui qui possède la vérité. Platon a formulé sous forme de paradoxe cette idée que dire le faux, sous la forme du mensonge, est à la portée de celui seulement qui sait le vrai. Le menteur n'est pas l'ignorant. Dans cette perspective, la question se déplace : la vérité est-elle à mettre entre toutes les mains ? Toute vérité est-elle bonne à dire ?
C'est au cœur de cette problématique que se constitue la thèse du mensonge légitime. Le mensonge se justifie par le souci de protéger la vérité de tous ceux qu'on juge n'être pas dignes d'elle. Le droit au mensonge devient ainsi la prérogative de ceux-là seuls qui ont accès à la connaissance vraie des choses, et notamment, les gouvernants : curieuse alliance du mensonge et de la vérité ! Mais le savoir est un instrument très efficace de pouvoir et de domination lorsqu'il n'est pas partagé, lorsqu'il est tenu secret (secret d'État) ; au besoin, le gouvernant aura le droit de mentir au peuple.
Dans La République (livre 3), Platon fait du mensonge une pratique légitime du pouvoir :
« C'est donc aux gouvernants de l'État qu'il appartient, comme à personne au monde, de recourir à la fausseté, en vue de tromper, soit les ennemis, soit leurs concitoyens, dans l'intérêt de l'État ; toucher à pareille matière ne doit appartenir à personne d'autre. »
Au contraire, tout particulier qui viendrait à mentir aux gouvernants serait coupable d'un forfait et devrait être châtié. Le mensonge est le privilège du pouvoir.
L'action politique peut donc user de mensonge et de tromperie. La rétention de l'information est, sinon un mensonge délibéré, une forme de tromperie. La vérité comme le mensonge deviennent donc au même titre des instruments qu'ont le droit de manipuler les dirigeants ou les leaders. Mais alors, le risque est grand que l'action politique ne soit que manipulation, et que la propagande soit érigée en principe de gouvernement. Dans la propagande, la vérité et le mensonge deviennent indiscernables. Le souci de pragmatisme autorise-t-il le pouvoir à s'affranchir de tout principe moral ?


Le propos de Platon précité reste en effet au seuil de toute analyse morale. L'action politique poursuit le bien, non le juste. En outre, tout le monde n'a pas également le droit de mentir, de même que tout le monde n'a pas le droit de savoir : la relation entre les gouvernants et les gouvernés n'est pas symétrique.
Au contraire d'un tel pragmatisme politique, le point de vue moral est universel : il vaut pour tous les hommes et ne saurait admettre la moindre exception à la réprobation du mensonge, même au nom de la raison d'État. Le principe moral n'a pas pour norme l'intérêt, l'utilité ou le bonheur ; il se règle sur le devoir pour chaque homme d'agir comme s'il obéissait à une loi universelle. En d'autres termes, ce que je fais, tous doivent pouvoir le faire, sans que j'aie à en pâtir. L'analyse du droit de mentir change considérablement dans une telle perspective.

II - Le devoir absolu de vérité

Fidèle à la grande rigueur de la raison morale dont on vient de rappeler les grandes lignes, Kant ne pouvait pas moins que réfuter avec la dernière énergie ce qu'il appelait lui-même un «prétendu droit de mentir». Le mensonge, en effet, n'est pas une peccadille. Chaque mensonge, même le plus anodin, sape à sa manière les fondements mêmes de la confiance, sans laquelle aucun contrat n'est possible entre les hommes, aucune promesse, bref, aucune vie commune pacifique et réglée. Le devoir de véracité fonde le droit. Aussi est-il pour Kant le premier de tous les devoirs : « La véracité est un devoir qui doit être considéré comme la base de tous les devoirs à fonder sur un contrat, devoirs dont la loi, si on tolère la moindre exception, devient chancelante et vaine. » Et de conclure : « C'est donc un commandement de la raison qui est sacré, qui ne peut être limité par aucune convenance : en toute déclaration, il faut être véridique (loyal). » Aucune exception au devoir de vérité n'est donc acceptable : elle mettrait en cause la moralité tout entière. Un principe est absolu, ou n'est pas.
Il est toujours difficile de confronter le principe à la réalité, complexe, multiple, confuse. Ainsi, on pourrait d'abord faire remarquer qu'il existe des mensonges aux intentions très différentes. Supposons que l'on mente pour ne pas faire de peine à quelqu'un : c'est le médecin qui cache au malade qu'il est atteint d'un cancer avancé. Ce mensonge, n'ayant aucune intention de nuire, n'est-il pas acceptable ?
Kant répondrait non. Le mensonge se définit comme une déclaration intentionnellement fausse, et c'est cette fausseté de l'intention qui récuse tout droit de mentir dans tous les cas. En effet, le mensonge « nuit toujours à autrui : si ce n'est pas à un autre homme, c'est à l'humanité en général, puisqu'il disqualifie la source du droit ». Le pieux mensonge entraîne moins de bien que de mal ; sinon pour telle ou telle personne particulière, du moins pour l'humanité tout entière.
Supposons maintenant à l'inverse que déclarer la vérité nuise à autrui. Pensons à une personne réfugiée chez moi, recherchée par des criminels : si je dis la vérité, si je dis où elle est, je la leur livre ; je la donne à la mort. Qu'à cela ne tienne. La moralité, pour Kant, est indifférente aux conséquences des actes ou des déclarations ; seul compte le respect du caractère universel de la loi morale, le devoir de dire le vrai. Le crime le plus grand est de mentir. Résistant traqué par quelque Gestapo, ou dangereux criminel recherché par la police, cela ne change rien à l'affaire. Ma conduite doit seulement obéir au devoir de dire le vrai. Aucune autre considération ne doit intervenir.
On ne peut alors s'empêcher de penser qu'il se trouve, dans ce devoir de vérité, quelque chose de proprement inacceptable.

Nous touchons ici du doigt les difficultés qu'il y a à maintenir en toute circonstance le devoir de dire la vérité. Personne n'est prêt à sacrifier le bonheur, voire la vie, d'êtres humains, surtout innocents, au nom d'un simple principe. Mais les efforts pervers du devoir de véracité sont-ils inévitables ? Doit-on accompagner Kant jusqu'au bout de ses principes, jusqu'au bout de sa rigueur ?

III - Droit de mentir et droit de savoir

Il ne s'agit pas de transiger avec un principe. Qu'on n'attende pas ici que l'on dresse la liste des exceptions à l'interdiction du droit de mentir. De même, méfions-nous de la réponse : « cela dépend des circonstances ». Sans doute ; mais voilà un bel exemple d'argument paresseux.
En fait, le principe de Kant n'est pas trop rigoureux, ni inhumain (reproches qui lui ont été souvent faits). Ce n'est pas non plus qu'il soit inapplicable. Simplement, si l'on veut éviter les conséquences inadmissibles du devoir absolu de vérité, on peut essayer de rectifier la manière dont le pose Kant. Si le devoir de dire le vrai est effectivement sans condition en ce qui concerne les motifs subjectifs et les intentions qui nous animent (je ne peux en aucun cas vouloir tromper, soit que je relate des faits, soit que je m'engage dans une promesse), il n'est pas sans limite.
La limite du devoir de vérité peut être exprimée en termes de droit à la vérité, ou plus généralement, d'un droit de savoir. Benjamin Constant, à qui s'est opposé Kant, l'avait vu à sa manière : « Dire la vérité n'est un devoir qu'envers ceux qui ont droit à la vérité »(1797). II se trompe seulement en restreignant à quelques-uns ce droit à la vérité. Si on étend le principe à tous, il cesse d'être absurde, contrairement à ce que pense Kant : on peut exiger pour tous un droit de savoir, un droit à la vérité. Ce principe est antérieur au devoir de vérité, et le contient.
Politiquement, il fonde une exigence de clarté, d'information, de publicité (au sens propre du mot : rendre public) qui est au cœur de tout gouvernement réellement démocratique. Rien n'autorise en la matière à faire une coupure entre le domaine politique, où le mensonge serait permis, et le domaine moral, où il serait prohibé. Rien ne peut justifier que l'on mente aux citoyens, ou qu'on leur cache des choses. En démocratie, la politique ne peut faire exception à la morale.
Au plan moral, maintenant, celui qui regarde la conscience de chaque individu, on peut penser que c'est le droit de savoir qui appartient à tous qui fonde l'obligation que j'ai de dire la vérité à autrui. C'est de ce principe que se réclame le professeur Léon Schwartzenberg, un cancérologue français ; c'est sur lui qu'il fonde la déontologie médicale. Le médecin ne doit pas mentir au malade sur la nature de son mal, même au cancéreux condamné. Le malade a droit à la vérité, à sa propre vérité.
Pour Kant, l'homme est toujours seul face à son devoir. En fait, l'homme en position de mentir ou de dire la vérité est toujours en face d'un autre homme : le médecin en face du malade, l'homme en face de sa femme, etc. De cette altérité naît le droit de l'autre à la vérité, qui seul fonde le devoir de ne pas mentir. Je dois la vérité à l'autre. Je lui dois la vérité, non des aveux. On passe aux aveux, forcé ou non, devant un tiers : c'est autre chose. Le devoir de vérité n'implique pas que je trahisse l'autre, que j'avoue où il est si des criminels le recherchent. L'autre, c'est ici celui qui a donné sa vie en échange de mon silence ; c'est la bête traquée, non le chien de chasse. Je trahirais bien plus la confiance qu'il m'a faite en disant la vérité qu'en mentant. Le devoir de vérité à l'égard de l'autre, et non dans l'absolu d'une raison morale, n'implique aucunement celui de dénoncer.
On pourrait donc dire en d'autres termes que, de ce point de vue, la dénonciation constitue dans tous les cas la borne devant laquelle doit reculer le devoir de vérité. Ou encore, que la loyauté, respect de la confiance de l'autre, est un principe supérieur qui contient dans ses limites le devoir de dire la vérité. La loyauté n'est peut-être pas, comme le voulait Kant, « la véracité dans les déclarations ». Plus profondément, elle est ce qui me rend responsable d'autrui ; responsabilité de l'autre. C'est seulement par loyauté que, au plan éthique, il est possible d'accorder un droit de mentir.



Entre le cynisme politique, celui de la raison d'État, qui légitime le mensonge dans l'idée que la vérité n'est pas «bonne pour le peuple », et l'intransigeance morale d'un devoir absolu de véracité qui n'admet aucune exception, nous avons essayé de tracer la voie d'un autre mode de résolution qui dépasse le clivage de la morale et de la politique. C'est le droit pour tous à la vérité qui sert de fondement au devoir de la dire. Ce droit est en même temps la limite de ce devoir.
Le droit à la vérité est par excellence le droit d'autrui à mon égard. Il fonde pour moi non un devoir absolu et systématique de dire la vérité en toute occasion, mais bien plutôt une responsabilité plus générale vis-à-vis de lui, et une obligation de loyauté comme principe supérieur à celui de véracité. On peut ainsi rendre compte de la différence absolue, que doit faire l'éthique, entre la déclaration vraie et la dénonciation.
On peut donc conclure en disant qu'au droit fondamental à la vérité répond une obligation de loyauté. L'on peut mentir par loyauté, parce qu'on est responsable de l'autre. En condamnant absolument le mensonge, Kant pouvait dire : « Point n'est besoin d'ajouter cette clause qu’il faut qu'il nuise à autrui » (pour être condamné). De même, en accordant un droit de mentir par loyauté, nous ne tenons compte que de notre responsabilité à l'égard d'autrui ; point n'est besoin d'ajouter cette clause qu'il faut, pour être légitime, qu'il lui profite.



















.