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Réflexions sur Einstein et Freud à propos de la guerre (2021)
Un commentaire sur un échange de lettres entre Albert Einstein et Sigmund Freud à propos de la guerre en 1932.Le texte qui sert de référence à mon commentaire se trouve ici : télécharger le textePour télécharger la version PDF de ce commentaire, cliquez sur l'image
Réflexions et commentaire à propos d'une correspondance entre Albert Einstein et Sigmund Freud
par Rémy ReichhartIntroduction Commençons par présenter succinctement les deux protagonistes.Albert Einstein (1879/1950) est un physicien nobélisé, mais c'est aussi profondément un humaniste et un pacifiste. Il est très engagé dans la promotion des droits de l'homme, c'est pourquoi des instances comme la Société des Nations font appel à lui. Il n'hésite pas à mettre sa notoriété au service de cette cause. Aussi, on ne s'étonne pas qu'il soit à l'origine de cette correspondance qui s'interroge sur les moyens de faire cesser les guerres.
Sigmund Freud (1856/1939) est médecin et il est l'inventeur de la psychanalyse. Ses œuvres ne se limitent pas à des traités de psychologie individuelle, il s'intéresse aussi à l'humanité en général. Il cherche à comprendre ce que les humains ont en commun et ce qui motive leurs actes. Il a étudié de près la Première Guerre mondiale (voir Considérations actuelles sur la guerre et la mort disponible sur le site) et en a tiré des conclusions sévères. D'abord, les guerres ne sont pas le fruit du hasard ou des circonstances historiques. La violence et le goût du conflit sont profondément ancrés dans la nature humaine. Et, comme si cela ne suffisait pas, l'homme est mû par une pulsion de mort. Il désire peut-être autant mourir que vivre. Cela fait de Freud un pessimiste.
Il serait un peu simple de réduire cet échange de lettres à une confrontation entre un humaniste et un pessimiste, mais c'est une bonne piste de lecture.
C'est Einstein qui est à l'origine de cet échange. Il écrit à Freud pour lui demander s'il existe un moyen pour mettre fin aux guerres. Il propose, évidemment, son point de vue.
La correspondance est inégale, 5 pages pour Einstein et 15 pages pour Freud. Notre analyse sera conséquente. Au fond, la réponse de Freud nous intéresse peut-être davantage que les propositions d'Einstein, qui sont intéressantes, mais assez banales pour un humaniste.
Einstein commence en proposant comme solution à la guerre une "Société des Nations" qui aurait pour mission de maintenir la paix entre les États (page 2). Il dit être conscient que ce n'est pas une solution idéale, car les États refusent de renoncer à une partie de leur souveraineté (page 3). Or, ce serait nécessaire, pour que cette organisation supra-étatiste puisse avoir une quelconque autorité.
Il met aussi en cause l'appétit de pouvoir et de gloire des classes dirigeantes. Celles-ci sont prêtes à tout pour satisfaire leurs pulsions. Il se demande d'ailleurs comment il est possible que les peuples se soumettent aux caprices de leurs dirigeants. C'est avant tout le peuple qui a le plus à perdre, car les rois meurent très rarement dans les guerres.
Alors, il se demande si, au fond, tout le monde n'y trouve pas son compte (page 4). Les rois assouvissent leur soif de gloire et les soldats assouvissent leur soif de violence. C'est pourquoi il est si facile de convaincre une population à faire la guerre.
Il finit par demander si l'on peut soigner cette "psychose de haine".
Freud répond qu'il y a bien une pulsion de violence chez les hommes, comme chez les animaux. L'homme étant un animal, on ne voit pas pourquoi il serait épargné. Dans les sociétés primitives, la "contrainte de violence" est à la base de la cohésion sociale (page 7). Les forts dominent les faibles. Dans nos sociétés modernes, même si nous avons développé des "relations de sentiment", la violence est omniprésente (page 9). D'ailleurs, il y a toujours des groupes dominants et des groupes dominés, ce qui symbolise bien l'idée de conflit. Ce qui peut tenir une société, c'est la communauté d'intérêts (page 10).
C'est pour cela qu'il ne croit pas trop à l'efficacité d'une "Société des Nations" (page 11). Si la paix est impossible au sein d'un petit groupe, comment pourrait-elle l'être au sein de l'humanité entière ? Et, quand bien même un groupe arriverait à être totalement solidaire des siens, est-il prêt à cohabiter pacifiquement avec les autres ? Il souligne le danger des nationalismes (page 12).
Puis, Freud en arrive à la question des pulsions. Il nous dit que tous les instincts de l'homme se réduisent à deux pulsions contradictoires. Il y a celle qui nous pousse à privilégier la vie (la pulsion sexuelle) et celle qui veut la destruction, qui pousse au crime (la pulsion de mort) (page 13). Il nous prévient : il ne faudrait pas croire que l'on puisse se passer de l'une d'elles. Elles sont en quelque sorte complémentaires (page 14). Par exemple, un homme qui doit protéger sa vie doit parfois faire preuve d'agressivité. L'erreur serait de croire que l'une incarnerait le bien et l'autre, le mal. D'ailleurs, la morale sociale est prête à valoriser la pulsion de mort. Que fait-elle d'autre quand elle décore des héros sur le champ de bataille ? Les intentions sont aussi troubles que peuvent l'être les pulsions.
Faut-il pour autant renoncer ? Freud nous dit qu'il y a peut-être deux manières de canaliser le penchant à la guerre.
La première serait de faire appel à la pulsion de vie, à l'amour. Pourquoi ne pas éduquer les gens à préférer les solutions pacifiques à la confrontation physique (page 16). La deuxième serait de former des dirigeants qui seraient capables de faire passer l'intérêt général avant leurs intérêts personnels (page 17).
Il souligne le caractère utopique de la démarche.
Il pose une question ironique : comment se fait-il qu'il y ait encore des gens pour s'étonner que la guerre existe ? Si c'est dans la nature des choses, il faudrait s'en faire une raison.
Il énonce deux raisons mineures et une raison majeure.
- Pour beaucoup, la guerre est ce qui nous empêche d'avoir la pleine jouissance de notre droit à la vie. Nous risquons notre vie et nous supprimons des vies. Au nom de quoi ? Ajoutons que la guerre a pu être quelque chose de prestigieux dans l'Antiquité où les héros pouvaient s'illustrer. Mais les guerres contemporaines sont des guerres de machines qui n'épargnent personne, c'est juste une vaste boucherie (page 18).
- La raison majeure, pour Freud, c'est que la guerre est une barbarie, qui fait échec à la civilisation, à tout ce qui pourrait faire de l'homme un être exceptionnel (page 20).Première partie La raison pour laquelle Einstein écrit à Freud se trouve tout simplement dans le contexte historique. Restituons le contexte.Nous sommes dans le deuxième semestre de l'année 1932. La Première Guerre mondiale est finie depuis moins de quinze ans et l'Europe est de nouveau en proie aux flambées nationalistes. L'idée qu'il puisse y avoir une nouvelle guerre hante tous les esprits. Or, dix ans plus tôt, il n'était pas rare d'entendre l'expression "la der des der", pour qualifier la Première Guerre mondiale. Beaucoup étaient convaincus qu'une telle tragédie ne pouvait plus se produire.
Rappelons ce que fut la spécificité de ce conflit. Il est inédit pour de multiples raisons. D'abord, il a concerné tous les continents. Ensuite, c'est une guerre qui se sert des avancées technologiques et industrielles les plus récentes. On se bat sur terre, sur les mers, sous les mers et dans les airs avec une puissance de feu inégalée. Enfin, on considère qu'il y a eu, globalement, dix-huit millions de morts.
Si l'on ajoute à cela l'incroyable violence des combats, dans les tranchées, on peut se demander si l'humanité n'a pas perdu son âme, dans ce conflit.
C'est ce que suggère Sigmund Freud dans un texte de 1915 : "Considérations actuelles sur la guerre et la mort". Alors que nous n'en sommes qu'au début du conflit, il remarque déjà que nous sommes en face d'un phénomène exceptionnel.
- En effet, le développement industriel a toujours été présenté comme l'expression du progrès. Cette technologie nait de l'essor des sciences, c'est-à-dire du triomphe de la raison sur l'obscurantisme. Les machines sont censées se substituer au travail physique pour alléger la peine des hommes et leur offrir un avenir meilleur. Comme le souligne Henri Bergson, le machinisme va permettre au travailleur d'avoir un temps libre qu'il va pouvoir consacrer à s'éduquer ou se cultiver. Du moins, c'est ce qui devrait être. Or, dans cette guerre, toute cette puissance "libératrice" a été mise au service de la destruction et de la mort. Qu'en est-il de l'idée de progrès ? A-t-elle encore un sens ?
- Ensuite, quand on voit avec quelle sauvagerie se déroulent les combats, dans les tranchées, on peut se demander si l'homme est vraiment un être civilisé. Quelles sont les principales nations belligérantes en 1915 ? La France, L'Angleterre, l'Allemagne, L'Italie, L'Autriche-Hongrie … Bref, les nations qui se considèrent comme les plus avancées et qui se targuent d'avoir contribué aux valeurs qui définissent la grandeur de l'homme. L'idée n'est pas saugrenue, car ce sont bien ces nations qui sont à l'origine de l'humanisme, de la Réforme, du Bill of Rights, de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen… Mais que reste-t-il de tout ça au fond des tranchées ? La barbarie du conflit ne prouve-t-elle pas que la "culture" ou la "civilisation" ne sont que des illusions ?
Juste après la guerre, il y a eu une réelle volonté de se doter d'un instrument politique qui pourrait maintenir la paix entre les peuples au nom du "plus jamais ça". Le Traité de Versailles de 1919 introduit l'idée d'une Société des Nations (ancêtre de notre ONU). Celle-ci doit veiller au désarmement, au maintien de la paix, à la garantie d'une résolution négociée et pacifique des conflits. Toutes les nations peuvent y participer.
C'est à cela que fait allusion Einstein au début du texte.
Or, nous voilà en 1932 et le spectre de la guerre hante à nouveau l'Europe.
L'Italie voit naitre le fascisme, l'Allemagne le nazisme, en Espagne les franquistes gagnent en puissance, en France et en Angleterre l'extrême-droite devient de plus en plus populaire. Bien sûr, tout cela est exacerbé par la crise mondiale de la Grande Dépression après le crack de Wall Street en 1929.
Cela nous conduit naturellement à la question initiale du texte : "Existe-t-il un moyen d'affranchir les hommes de la menace de la guerre ? Commentaire de la lettre d'Albert Einstein Dès le second paragraphe, Einstein prévient : c'est le progrès de la technique qui est à l'origine de la question. Mais, plutôt que de l'accabler, il faut tenter de trouver une solution. Jusqu'ici, personne n'a été pertinent sur le sujet. Accuse-t-il les philosophes de n'avoir rien proposé ? Rien ne permet de le laisser sous-entendre. Il s'interroge sur la nature de l'interlocuteur qu'il faudrait interroger. Va-t-on demander à des techniciens ? Comme pour les philosophes, la possibilité n'est pas évoquée. On peut soupçonner que si le problème est d'ordre technique, ce n'est peut-être pas là qu'il faut chercher. Comme c'est un scientifique, il aurait tendance à interroger ses pairs. Le problème est que de nombreux scientifiques ont des préoccupations "placées à une heureuse distance à l'égard des problèmes de la vie " (page1). Einstein, lui-même, s'est longtemps davantage préoccupé de la question de la courbure spatio-temporelle de l'univers, que de s'interroger sur ce qui produit des guerres. La physique fondamentale a peu à voir avec notre monde au quotidien. Ce qu'il faudrait, c'est un scientifique dont l'objet d'étude est l'homme. Avec Freud, on a l'interlocuteur parfait. Médecin et psychologue, il va pouvoir éclaircir le sujet par son savoir théorique et son expérience pratique.
On remarque que le recours à un médecin laisse entendre qu'Einstein ne pense pas que la solution puisse être seulement politique.
Il commence par évoquer la question de la Société des Nations (page 2). L'idée que les États veuillent créer une instance capable de mettre fin aux guerres est parfaitement pertinente. Pourquoi ? Parce que cela mettrait fin aux pactes qui lient certains États contre d'autres États, ce qui finit toujours par un conflit. C'est ce qui a engendré la Première Guerre mondiale. D'un côté la "Triple-Entente", de l'autre côté la "Quadruplice". S'il n'existe qu'une seule instance qui domine l'ensemble des États, ces conflits particuliers seraient neutralisés. C'est ainsi que cela fonctionne au niveau d'une société, quand les citoyens acceptent de laisser les tribunaux leur rendre justice. C'est-à-dire quand, pour préserver la paix civile, ils renoncent à se venger. Peut-il en être de même pour les États ? On voit bien que la question est assez simple quand il s'agit d'un citoyen. Une victime qui se vengerait, au mépris de la loi, serait immédiatement jugée par un tribunal qui la punirait. Pour les États, c'est différent. Au moins pour deux raisons :
- D'abord il est très difficile à un État de renoncer à son autonomie. Souvenons-nous de la définition produite lors du cours sur l'État : " "L’État désigne une société organisée, ayant un gouvernement autonome, et jouant le rôle d’une personne morale distincte à l’égard des autres sociétés analogues avec lesquelles elle est en relation." (André Lalande "Vocabulaire technique et critique de la philosophie"). Un État ne doit pas renoncer à sa souveraineté, ce serait tout simplement abdiquer sa légitimité. Le peuple, c'est-à-dire l'ensemble des hommes sur qui s'exerce le pouvoir, pourrait demander des comptes.
- Ensuite, même si un traité engageait les États à se soumettre à un tribunal supra-étatiste, qu'est-ce qui pourrait l'empêcher de trahir sa parole ? Le citoyen, à son niveau, s'il veut enfreindre la loi, il est contraint par la force publique, les États, par qui seraient-ils contraints ? Quelle force pourrait les obliger à appliquer les règles ? Einstein reconnait qu'à son époque, une telle autorité n'existe pas : " … nous sommes actuellement très loin de détenir une organisation supra-étatique qui soit capable de conférer à son tribunal une autorité inattaquable (page 2)". Pour mémoire, l'Allemagne qui adhère à la Société des Nations en 1926 se retire en 1933. L'Allemagne nazie ne reconnait aucune instance au-dessus d'elle. Il faudra la Seconde Guerre mondiale pour mettre à genou le Troisième Reich.
Si la nature des États est réticente à abandonner une part de leur souveraineté, ne pourrait-on pas compter sur la classe dirigeante ? Les États sont des structures juridiques, formelles, mais qu'en est-il de ceux qui les gouvernent ? Si les hommes sont des animaux rationnels, il est possible de leur faire entendre raison.
Parmi "l'élite", on distingue généralement la classe dominante politique (ce qu'on appelle "l'aristocratie d'État") et les puissances économiques (la "bourgeoisie industrielle"). Einstein est catégorique, il n'y a rien à attendre des classes dirigeantes. L'affirmation est sans appel. Pour lui, l'appétit de pouvoir est tel, dans ces groupes, qu'ils n'ont qu'une seule envie, c'est de régner sans partage. Il n'est pas question, pour eux, d'abandonner une partie de leur pouvoir, que ce soit au profit d'instances supranationales ou bien tout simplement au profit d'autres groupes sociaux (le peuple par exemple). Ils préfèrent de loin faire la guerre. C'est le général allemand Carl von Clausewitz qui affirmait : " La guerre c'est la continuation de la politique par d'autres moyens". Partant de ce principe, pourquoi se priverait-on ?
Il en est de même pour les puissances économiques, les puissances de l'argent. Les guerres ont toujours été l'occasion, pour certains groupes, de s'enrichir. Là aussi, les cyniques qui ne vont pas se battre, ne voient pas pourquoi ils se priveraient d'une telle opportunité : "…la fabrication et le trafic des armes ne représentent rien qu'une occasion de retirer des avantages particuliers (page 3)".
On reconnait les thèses de Karl Marx selon lesquelles les classes dominantes ne servent que leurs propres intérêts sans se préoccuper de l'intérêt général et encore moins du bonheur des plus faibles. Einstein était-il marxiste ? Sans aucun doute. Il suffit de lire l'un de ses articles : "Pourquoi le socialisme ?" (1949) pour s'en convaincre. Attention cependant à ne pas le réduire qu'à cela.
S'il n'y a rien à attendre des États, "monstres froids, parmi les monstres froids" (Friedrich Nietzsche) et si nous ne pouvons pas compter sur les classes dirigeantes, que reste-t-il ? Tout simplement l'assise de la souveraineté dans une démocratie : le peuple. C'est ici, dans cette strate sociale la plus démunie, que l'on devrait trouver la réponse.
Albert Einstein se pose exactement la même question que celle que pose Étienne de La Boétie dans son "Discours de la servitude volontaire". Comment se fait-il qu'une multitude obéisse à une minorité ? Comment se fait-il qu'un millier d'aristocrates puissent asservir des millions d'individus ? En théorie, le nombre est la clé de la loi du plus fort, surtout dans de telles proportions. La Boétie pense que cela n'est possible que parce qu'il y a, chez ceux qu'on appelle les "dominés", une inclination à l'obéissance, une sorte de résignation à la servitude. Pour lui, il suffirait de se débarrasser de ce travers pour gagner sa liberté. Il dit : "Soyez donc résolus à ne plus servir et vous serez libres." Rien, dans le propos d'Einstein ne contredit cette conclusion, mais il propose deux pistes très différentes.
- Il affirme que la minorité dominante : "a dans la main tout d'abord l'école, la presse et presque toutes les organisations religieuses (page 3)". En somme, ils disposent de l'outil de propagande. À partir de là, il est assez facile d'éduquer les masses de telle manière qu'elles ne soient pas capables de produire une alternative aux valeurs qu'on leur inculque. Mis sous pression par toutes les autorités "morales", le peuple finit pas accepter une soumission qui lui parait être non seulement évidente, mais aussi justifiée. C'est une critique que l'on pourrait trouver sous la plume de Voltaire. Ici, Einstein manifeste sa sympathie pour les philosophes des Lumières, dont il est un très bon connaisseur.
- La seconde hypothèse est plus intéressante. En effet, si l'on s'en tient à La Boétie on reste dans la logique d'une soumission passive, quelque chose qui relève de la résignation. Pour Einstein, ce n'est pas suffisant. La Première Guerre mondiale n'a été possible que parce qu'il y a eu, au moins au départ, une réelle ferveur nationaliste. Sur le champ de bataille, ceux qui n'avaient rien à gagner (les simples soldats) étaient extrêmement motivés. Où sont-ils allés chercher cette ferveur ? Certainement pas dans un goût pour la soumission. Einstein émet une hypothèse : "L'homme a en lui un besoin de haine et de destruction (page 4)". C'est exactement la thèse de Sigmund Freud. A-t-il lu les livres de Freud ? Oui, sa correspondance l'atteste. Mais, même si cela n'avait pas été le cas, ce n'est pas vraiment une thèse originale. Déjà les Romains avaient pour devise "Homo Homini Lupus" ("L'homme est un loup pour l'homme"), ce qui a été très largement diffusé par un philosophe anglais du XVIIe siècle Thomas Hobbes. Là, l'idée est plus intéressante. Elle suggère que si le peuple consent aussi facilement à la guerre, c'est qu'il est complice des gouvernements belliqueux. Il y trouve peut-être tout simplement son compte. La guerre est une période où tous les interdits deviennent légaux. Piller, blesser, tuer, n'est pas seulement autorisé, c'est encouragé. Celui qui tue le plus d'ennemis sera le mieux considéré et pourra même porter des médailles qui attesteront de sa motivation. Freud le traduira de la manière suivante : c'est une occasion inespérée de laisser cours à sa pulsion de destruction, sa pulsion de mort. Comme cela finit par "dégénérer en psychose collective (page 4)", personne ne trouvera cela indécent. La "normativité" (ce qui est prescrit comme étant légal) devient "normal" (ce qui est généralement acceptable). Bref, dans un monde de fous, la folie n'est pas étrange.
Einstein s'interroge. D'où vient cette pulsion ? Est-ce "instinctif" ou est-ce lié à notre éducation ? Il faut rappeler que "l'Instruction publique" (l'ancêtre de notre "Éducation nationale") n'hésitait pas à développer la fibre patriotique chez les jeunes gens. Comme chaque génération se trouvait nécessairement confrontée à une guerre, il fallait préparer les esprits à cet effet. En France, les programmes d'histoire laissaient une grande place aux figures "héroïques" comme Vercingétorix, le Chevalier Bayard, Jeanne d'Arc, etc. Autant de références dont il fallait pouvoir suivre l'exemple. Évidemment, tous les pays ont leurs héros nationaux.
L'éducation suffirait-elle ou faudrait-il plutôt songer à une forme de thérapie ? Ce type de thérapie qui est familière à Sigmund Freud, l'inventeur de la psychanalyse. De quelle nature serait cette "possibilité de diriger le développement psychique de l'homme de manière à le rendre mieux armé contre les psychoses de haine et de destruction ? (page 4)"
Ce qui suit cette remarque est particulièrement intéressant. Contrairement à Platon et à une certaine tradition philosophique, Einstein ne fait pas un lien direct entre la violence et l'ignorance. On se souvient que, dans l'Allégorie de la caverne, Platon considérait que tous les maux venaient de ceux qui, conscients ou non, se refusaient à chercher à savoir. Le mal tient soit au fait qu'on ne sait rien, soit au fait que l'on croit tout savoir. Le salut est dans la science ou au moins dans "l'amour du savoir" : étymologiquement la "philo" (amour) – "sophie" (savoir). Einstein ne raisonne pas ainsi. Et il a raison, car il y a des "innocents" inoffensifs comme il y a des savants fous. Deux titres du Marquis de Sade mettent bien cela en valeur : "Justice ou les malheurs de la vertu" et "Juliette ou la prospérité du vice". C'est un collègue à Albert Einstein, Robert Oppenheimer qui, à l'issue de l'explosion de la première bombe atomique, a déclaré : "Maintenant je suis la Mort, le destructeur des mondes." C'est lucide, mais c'est un peu tard, le mal est fait. On peut en conclure que le savoir n'implique pas forcément la sagesse. Être "rationnel" et être "raisonnable" n'est pas toujours la même chose. Le "vrai" n'est pas toujours le "bien". Parfois, c'est au nom de la "rationalité" qu'on fait des choses "déraisonnables". Par exemple, quand une "logique" financière détruit des centaines d'emplois, cela peut être considéré comme "juste" (cohérent), mais cela n'a rien à voir avec la justice (morale), c'est un simple "ajustement".
Einstein va plus loin, il dit : "J'ai pu éprouver moi-même que c'est bien plutôt la soi-disant "intelligence" qui se trouve être la proie la plus facile des funestes suggestions collectives, car elle n'a pas coutume de puiser aux sources de l'expérience vécue (page 4)". Il y aurait-il une "bêtise de l'intelligence" ? Sûrement, et pour plusieurs raisons :
- D'abord, les théories ont pour essence d'être parfaitement cohérentes. Mais il arrive qu'elles ne soient pas toujours compatibles avec la réalité pratique. Soit parce qu'elles sont déconnectées du "monde réel", soit parce qu'elles ont tendance à occulter tout ce qui ne serait pas compatible avec la logique qu'elles expriment. Pour mémoire, souvenons-nous de la pratique de la "saignée" qui a tué tellement de patients (qu'elle était censée guérir), sans que cette pratique fût remise en cause. Aucun médecin ne doutait du bien-fondé d'une telle hypothèse.
- Ensuite, on peut imaginer d'autres motifs. Les savants sont peut-être trop prétentieux pour reconnaitre leurs torts. La vanité de certains "caciques" universitaires est tellement répandue qu'elle n'a pas besoin d'être démontrée. Pensons quand même à Fritz Zwicky, cet astrophysicien brillant qui qualifiait tous ses collègues "d'idiots sphériques". Quand on lui demandait pourquoi ils étaient "sphériques", il répondait que, quel que soit l'angle sous lequel on les considère, ils sont toujours aussi idiots. On ne saurait mieux dire.
- Enfin, même si cela peut paraitre étonnant, on peut remarquer que ce qui parait logique n'est pas toujours cohérent. La "rhétorique" repose sur ce principe. Un argument peut "persuader" même s'il n'est pas "convaincant" (voir le cours d'introduction sur la "vérité"). S'il est vrai que le bon sens est souvent abusé par les apparences, il arrive que l'intelligence soit abusée par un excès de logique. Le "bon sens" croit-il que le soleil tourne autour de la Terre, car c'est ce qu'il voit ? Il a tort. La logique nous pousse-t-elle à croire qu'il n'y a de vérités que scientifiques ? Elle a tort. Tout n'est pas conceptualisable et, comme dirait Friedrich Nietzsche : "Le sage peut aussi être un fou".
Deuxième partie Commentaire de la lettre de Sigmund Freud Freud commence par s'interroger sur le rapport entre le droit et la force.
Pour la doxa, ces termes sont contraires. Ainsi que nous l'avons vu, dans le cours sur le droit, à partir d'un texte de Rousseau, il y a deux types de sociétés. La première est une structure pyramidale. Un maître (le "plus fort") impose sa volonté au plus grand nombre en se servant exclusivement de la force. Il règne par la peur et brise toute opposition. L'alternative serait une société fondée sur le droit. Les citoyens auraient des droits et des devoirs, car la liberté des uns ne doit pas empêcher celle des autres. Ici, il n'y a personne au-dessus des lois et celles-ci ont pour but l'intérêt général. Ce n'est pas la peur, mais le respect des lois et d'autrui qui gouvernent nos actes. La citation dont nous nous sommes inspirés ouvre le chapitre 3 du livre I du "Contrat social" : "Le plus fort n'est jamais assez fort pour être toujours le maître, s'il ne transforme sa force en droit et l'obéissance en devoir".
Freud ne croit pas à cette opposition. La nature humaine est beaucoup trop complexe pour qu'il puisse exister un schéma aussi simpliste. Il n'y a jamais le bien d'un côté et le mal de l'autre. Pour lui, c'est une illusion que véhiculent les morales ou les religions. Il affirme : "Il est facile de montrer que l'un (le droit) est dérivé de l'autre (la force)". Pour accentuer le paradoxe, il n'a pas hésité à dire, plus haut : "Puis-je me permettre de substituer au mot "force", le terme plus incisif et dur de "violence ? (page 7)". L'originalité de la thèse est double. Non seulement il va affirmer que le droit est le produit de la violence, mais il ira jusqu'à soutenir que le droit n'est rien d'autre qu'une forme de violence. En ce sens, il faudra lire la citation de Rousseau évoquée plus haut de la manière suivante : le droit est toujours une force déguisée et le devoir n'est rien d'autre qu'une obéissance dissimulée. D'ailleurs, les tyrans le savent très bien puisqu'ils ont toujours à cœur de faire voter des lois qui sont en leur faveur. C'est au nom de cette "légalité" qu'ils se permettent d'incarcérer ou de tuer leurs opposants. Les grands procès staliniens en sont l'illustration la plus parodique.
Il ne faudrait pas croire que Rousseau s'opposerait à cette idée. Il est conscient que toutes les lois, à son époque, n'avaient qu'un seul but, celui de permettre à l'élite de jouir de privilèges et au peuple à devoir se soumettre à cette injustice. En revanche, Freud et Rousseau s'opposent radicalement sur le fond. Pour Rousseau, les hommes ne sont ni bons ni mauvais par nature. Pour peu qu'ils ne soient pas victimes d'injustices et qu'ils n'aient pas à lutter pour leur survie, ils sont plutôt bienveillants à l'égard de leurs semblables. Dans son "Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité entre les hommes", il écrit : "L'homme sauvage, quand il a dîné, est en paix avec toute la nature, est l'ami de tous ses semblables." Pour Freud, les hommes sont mauvais par nature, leur sociabilité est toujours quelque chose qui repose sur des intérêts égoïstes. Dans "Malaise dans la civilisation", il écrit : "L’homme est en effet tenté de satisfaire son besoin d’agression aux dépens de son prochain, d’exploiter son travail sans dédommagement, de l’utiliser sexuellement sans son consentement, de s’approprier ses biens, de l’humilier, de lui infliger des souffrances, de le martyriser et de le tuer." Ces remarques sont importantes, car elles déterminent les thèses de Freud dans la suite du texte.
Quelles sont les raisons qui permettent d'affirmer que le droit et la violence ne sont pas qualitativement différents ? Freud évoque deux raisons. D'une part l'histoire (ou plutôt la "préhistoire") de l'humanité et, d'autre part, les instincts destructeurs de l'homme. Il commence par montrer que la violence est ce qui gouverne les sociétés primitives, puis il évoque nos pulsions destructrices.
Commençons par l'aspect "anthropologique". La violence est-elle un élément naturel dans les sociétés primitives ? Freud fait partie de ceux qui pensent que la violence n'est pas qu'une coutume répandue, mais c'est surtout un élément structurant des premières sociétés. Pourquoi ? Car "Ainsi en est-il dans tout le règne animal, dont l'homme ne saurait s'exclure (page 7)". Cette remarque a deux sous-entendus.
D'abord, Freud est athée. Il n'est pas question, pour lui, de séparer l'homme de l'animal. Entre les deux, il y a peut-être une différence "quantitative" (l'homme possède "plus " de faculté que les animaux), mais certainement pas une différence "qualitative" (l'homme n'est rien d'autre qu'un animal). Freud ne croit pas aux affirmations religieuses selon lesquelles l'homme aurait été créé par un dieu, à part des animaux.
Et, deuxième point, Freud est darwinien. L'homme est un animal qui agit dans un seul but : survivre. La violence qu'il pourrait produire, pour ce faire, ne doit pas être considérée sur un plan moral. Elle n'est ni bonne ni mauvaise, ce n'est qu'un moyen en vue d'une fin. Aussi, s'il faut admettre que la violence est indissociable des sociétés humaines, c'est un fait, pas un jugement. Nous verrons que cela ne nous empêche pas de reconnaitre qu'il y a une singularité humaine, au niveau de la conscience.
Pour Freud, les sociétés primitives doivent être pensées à la manière de ces groupes où les animaux survivent en hordes. Il y a un mâle alpha qui impose sa loi au reste du clan. Il domine par sa force physique, se réserve les meilleures nourritures ainsi que la possession des femelles. Il en est ainsi chez de nombreux primates, dont nous sommes les cousins génétiques. Pourquoi en serait-il autrement dans les sociétés humaines primitives ? À l'origine, nous étions dominés et guidés par des brutes. La loi était celle du plus fort, la "force musculaire (…) décidait ce qui devait appartenir à l'un, ou quel était celui dont la volonté devait être appliquée" (page 7)".
Mais, il faut ajouter une variante, ou plutôt une "variable". Si l'homme est un animal comme les autres, c'est aussi un animal pensant. Il a une particularité qui lui permet de ne pas suivre docilement les instincts naturels : la conscience. Aussi, Freud s'empresse de préciser que la loi de la nature, chez l'homme, ne pas se réduire à une simple domination physique. En effet, chez l'homme, la faiblesse musculaire peut être compensée par la ruse ou l'intelligence. Un homme ou une femme, plus faible que le mâle dominateur peut renverser le rapport de force en utilisant une arme. Que peut une brute à mains nues contre un soldat aguerri muni d'un glaive ? De la même manière que l'outil nous a permis de sortir de notre condition animale (voir le cours sur la technique), l'arme, qui n'est rien d'autre qu'un outil qui va nous permettre de nous émanciper de la force physique que la brute cherche à nous imposer. Cette remarque est très importante, car elle nous montre que la violence est plus efficace quand elle est réfléchie, quand elle est l'instrument de notre intelligence. On se souvient de la remarque d'Einstein, qui soulignait que la violence n'a pas seulement pour origine l'ignorance. Il nous disait que l'intelligence a une part active dans l'origine des guerres. Sans les scientifiques, les guerres modernes, extrêmement létales, n'auraient pas pu exister. Freud va plus loin qu'Einstein, il lie la violence à l'intelligence. Dans une économie de guerre, la brute est moins efficace que l'avorton rusé.
L'avènement de l'arme aura une conséquence très importante, d'un point de vue social. La brute se contente de tuer son ennemi, pour régler le problème et supprimer toute menace. On se situe dans une sorte de sélection naturelle qui empêche toute évolution sociale. En revanche, le chef intelligent comprend que son ennemi peut lui être utile. Il peut l'épargner à condition que celui-ci renonce à sa liberté pour servir son maître. C'est tout simplement la naissance de l'esclavage. Certes, le calcul est risqué, car l'esclave peut se rebeller, mais c'est un pari intéressant. Délivré de toutes les charges contraignantes, le maître peut évoluer, se consacrer à d'autres tâches.
Posons-nous une question très simple. Est-ce que la Grèce antique aurait pu produire de tels génies scientifiques, philosophiques et artistiques s'il n'y avait pas eu l'esclavage ? La démocratie grecque aurait-elle pu être aussi florissante si les patriciens n'avaient pas eu de temps libre pour discuter toute la journée et voter des lois ? Sans doute pas.
Il faut maintenant régler une question épineuse. Comment passe-t-on d'un rapport de force à une société de "droits" ? La réponse se trouve dans un ouvrage de Freud, "Totem et tabou" (1913). Il imagine le modèle de la société primitive de la manière suivante. Un homme domine l'ensemble du clan et règne sans partage. Il identifie cet homme à la figure du "père". Plus fort, plus expérimenté, plus habile, il sait comment imposer sa loi. Le problème est qu'il ne partage rien, ce qui irrite absolument tout le monde. À un moment donné, les "enfants" finissent par comprendre que l'union fait la force. Alors, ils s'associent pour tuer le père et partager le pouvoir.
Le droit sera l'expression de cet équilibre qui résulte de ce meurtre fondateur. Les "enfants" doivent faire en sorte que le pouvoir ne soit plus aux mains d'un seul. Pour ce faire, ils vont devoir renoncer à une liberté absolue pour acquérir une liberté relative. Freud l'affirme : "… le droit est la force d'une communauté (page 8)". C'est un équilibre instable, mais dans l'ensemble, tout le monde est gagnant. Bien sûr, le meurtre du père n'est pas une chose facile à assumer et cela va faire naitre une certaine culpabilité. Mais cette culpabilité n'est peut-être pas inutile, car elle va "humaniser" la fratrie. C'est un sentiment qu'ils ont en commun. C'est la base du partage. D'ailleurs, a-t-on une autre solution, pour éviter un nouveau conflit, que de cultiver des : "attaches d'ordre sentimental, des sentiments de communauté, sur lesquels se fonde, à proprement parler, la force de cette collectivité (page 9)" ? Si la haine du "père" a pu fédérer les frustrations des "enfants", quoi de mieux que l'amour du prochain pour souder la fratrie. C'est le meilleur moyen de ne pas perdre de vue que l'intérêt général est de préserver la paix.
Il y a cependant un bémol : "…un tel état de tranquillité ne se conçoit que théoriquement ; de fait, le cours des choses se complique, parce que la communauté, dès l'origine, renferme des éléments de puissance inégale (page 9)". On connait la règle, ce qui est vrai en théorie ne l'est pas toujours en pratique.
Cette remarque de Freud n'a rien à voir avec une forme de défiance à l'égard du savoir théorique. C'est un intellectuel et un scientifique qui croit sincèrement à la force des idées. Sans théorie, la science ne serait qu'une vague pratique expérimentale sans grand intérêt. Mais, quand il s'agit de comprendre l'âme humaine, rien ne vaut l'expérience pratique. Un minimum de matérialisme est de mise.
Que nous apprend cette approche "matérialiste" ? Que toutes les sociétés se sont toujours construites sur une logique inégalitaire. C'est ce que Karl Marx appelle la "lutte des classes". Quand bien même tous les hommes auraient été égaux à l'origine, les contingences pratiques, les aléas historiques vont nécessairement créer des inégalités.
Prenons un exemple simple. Partageons un terrain cultivable en parcelles de même taille et confions-les à des agriculteurs qui ont tous des compétences équivalentes. Des variables matérielles vont créer la différence. Le degré d'ensoleillement, l'hydrométrie, la qualité du sol… vont faire que certains vont être avantagés par rapport à d'autres. Et, très naturellement, celui qui produira le plus aura une supériorité indéniable sur celui qui ne sera pas capable de produire de quoi nourrir son clan. C'est hasardeux et injuste, mais la nature n'a pas le souci de l'égalité : le plus adapté l'emporte.
Alors, de génération en génération, les plus favorisés vont prendre l'habitude de dominer les plus faibles. Une société complètement égalitaire n'existe que sur un plan théorique. Concrètement, c'est impossible. Quelles conséquences ? "Le droit de la communauté sera, dès lors, l'expression de ces inégalités de pouvoir, les lois seront faites par et pour les dominateurs… (page 9)". La dynamique sociale sera la suivante : les dominants vont tout faire pour rester les maîtres et les dominés vont tout faire pour se soustraire au pouvoir des dominants. Les rapports de force sont au cœur de toute organisation sociale.
Notons bien que tout cela est vrai, même en temps de paix. Alors, qu'en est-il en temps de guerre ? Jusqu'à quel point ces violences latentes peuvent-elles être exacerbées ?
Freud souligne l'ambivalence de la guerre. Au même titre que la violence à l'égard du "père" dominant peut permettre aux "enfants" de créer une société plus juste, la guerre, même la guerre conquérante, peut avoir un effet bénéfique. Il prend l'exemple de la "Pax Romana", la "paix romaine". Quand les Romains envahissaient une région, ils laissaient le soin aux habitants d'organiser la manière dont ils feront allégeance à Rome. Ne tolérant aucune opposition, ils mettaient fin aux querelles internes aux groupes qu'ils dominaient. Les chefs rivaux étaient obligés de s'entendre sous peine de se voir tous massacrés. On mesure aisément ce que cette expression de "paix romaine" a de cynique. Ce n'est pas un droit issu d'une concertation, c'est de la violence à l'état pur.
Et pourtant, cette violence a produit des époques de paix et de prospérité.
Freud s'interroge : pourquoi notre époque serait-elle différente ?
Ici, il est important de préciser la nature du pessimisme de Freud. Rappelons que le terme de "pessimisme" n'a rien à voir avec l'idée que s'en fait la doxa, à savoir une attitude dépressive. Le pessimiste n'est pas un individu qui est vaincu par la vie qui ne sait plus comment faire pour penser ou agir. Au sens philosophique, le pessimiste est celui qui ne s'attend à aucun progrès. Il est convaincu que la nature humaine est incapable d'évoluer, car ses instincts de destructions sont les plus forts et que toutes les illusions intellectuelles qu'elle pourrait inventer sont nulles. Il n'est pas "désespéré", il est simplement "sans espoir". Il renonce à croire qu'il y aura des lendemains radieux, car aucune époque n'a jamais généré une vraie paix, capable de nous laisser croire qu'il pourrait y avoir un "avenir radieux". Dans l'optique de Freud, un "pessimiste" n'est rien d'autre qu'un "réaliste".
Alors, pourquoi faudrait-il s'attendre à ce que la Société des Nations réussisse là où toutes les autres expériences pacifiques ont échoué ? Les idéaux des philosophes des Lumières ne sont que des théories sans fondement. Le prétendu progrès qui vantait l'essor des sociétés industrielles ne vaut pas mieux. Ce qui devait nous sauver nous a tués. L'industrie était censée nous apporter un confort universel, elle n'a fait que surmultiplier la puissance de feu des troupes armées. La civilisation n'est qu'un vernis qui masque maladroitement nos instincts destructeurs : "on commet une erreur de calcul en négligeant le fait que le droit était, à l'origine, la force brutale et qu'il ne peut encore se dispenser du concours de la force (page 12)". C'est ce qui se confirmera dans le début de la page 13.
Freud passe à la question des "pulsions", ce qu'Einstein a qualifié de "besoin de haine et de destruction (page 4)". Il expose une thèse qu'il a évoquée dans "Considérations actuelles sur la guerre et la mort" (1915) et qu'il va théoriser dans "Au-delà du principe de plaisir" (1920). L'homme est essentiellement mû par deux pulsions contradictoires : la pulsion de vie et la pulsion de mort.
Dans le cours sur l'inconscient, nous avons vu que la dynamique de l'inconscient a deux sources. D'abord, il y a tout ce que la conscience refoule, tout ce qu'elle censure au nom du principe de plaisir (les frustrations, les traumatismes, les phobies…) et, d'autre part, les pulsions. Pour caricaturer un peu, on dira que les premiers sont acquis, alors que les seconds sont sans doute innés. En effet, nos traumatismes sont souvent liés à des valeurs culturelles. Ce que nous réprouvons, ce dont nous avons honte, est intimement lié aux valeurs de notre époque. Il y a des temps et des lieux où les tendances homosexuelles étaient vécues comme des pensées honteuses, alors qu'en d'autres temps et d'autres lieux, c'était parfaitement normal. Rappelons aussi qu'en temps de guerre, tuer un ennemi est un acte glorieux, alors que le meurtre fait horreur à tout individu civilisé, en temps de paix.
Ce qui nous intéresse, ce sont les pulsions, car elles ne concernent pas un groupe en particulier, mais l'humanité en entier. Dans notre cours, nous avions défini deux pulsions : Éros et Thanatos, du nom de deux dieux du panthéon de la Grèce antique. "Eros" c'est le dieu de l'amour, voire du sexe. C'est la pulsion de vie, car elle nous pousse à nous unir avec nos semblables par sympathie ou tout simplement pour procréer. "Thanatos", c'est le dieu de la mort. Il est non seulement à l'origine de toutes nos envies destructrices, mais aussi à l'origine de nos tendances suicidaires. Pour Freud, il ne faut pas distinguer ces deux penchants. Il arrive qu'un homme soit ivre de destruction, dût-il y laisser sa propre vie. Une pulsion n'a rien de rationnel, elle ne calcule pas, elle s'emporte.
On pourrait voir, dans cette opposition, un schéma binaire comme nous en proposent de nombreuses morales. L'homme serait, tout simplement, capable du pire, comme du meilleur. Ce qui est une vieille rengaine. C'est là où se trouve l'originalité de Sigmund Freud. Dans les philosophies classiques, on nous dit qu'il faut séparer le grain de l'ivraie. Un homme qui se respecte doit cultiver ce qu'il a de meilleur en lui et chercher à fuir ce qui pourrait le pousser au pire. Dans certains dessins animés, quand le personnage principal hésite à commettre une action, il se retrouve avec, d'un côté, un diablotin qui lui dit de céder à ses désirs et de l'autre côté, un angelot qui lui conseille de ne pas laisser libre cours à ses pulsions. En somme, le bien doit triompher du mal.
Ce n'est pas du tout ce que pense Freud. C'est un homme de science et non un moraliste. Pour lui, les pulsions de vie sont aussi importantes et nécessaires que les pulsions de mort. Un homme totalement pacifique serait démuni face au danger, car il faut savoir se défendre. Par ailleurs, un homme qui ne serait qu'une brute serait incapable de tisser des liens sociaux. Les deux pulsions sont nécessaires.
On peut montrer à quel point la guerre repose sur cette dualité. Sans la pulsion de destruction, un soldat serait parfaitement inutile. Il faut qu'en ces temps tourmentés, il trouve la ressource nécessaire pour accomplir des actes qui lui feraient horreur dans la vie civile. Humilier, blesser ou tuer ne sont pas des actes naturels. En temps de guerre, cela devient la norme. Mais, il y a aussi une part d'amour qui est requise. Amour de la patrie, solidarité avec les frères d'armes, sens du sacrifice… Il faut juste préciser pour qui ou contre qui, exercer ces penchants.
Avant d'en revenir à la question posée par Albert Einstein, sur la possibilité de mettre fin aux guerres, Freud revient sur la pulsion de mort. Il précise la notion en disant que "cette pulsion agit au sein de tout être vivant (…) à ramener la vie à l'état de matière inanimée (page 15). C'est une définition qui atténue tout ce que nous pourrions mettre d'imaginaire derrière l'idée de mort. Ici, il ne s'agit que de dire que la mort est la fin logique de la vie. Rien n'est éternel et rien ne le sera jamais. Quand le médecin Xavier Bichat affirme que la vie n'est rien d'autre que "l'ensemble des fonctions qui luttent contre la mort" ("Recherches physiologiques sur la vie et la mort", 1799), il renverse la logique classique. Pour la doxa, la vie est une valeur absolue qui finit, car elle est dégradée par des conditions "extérieures" (maladie, accidents, vieillissement…). Or, Bichat nous dit que la vie n'a pas besoin d'être diminuée, elle porte sa propre dégradation en elle-même. Tout être vivant tend à disparaitre.
Comment l'espèce humaine perdure-t-elle ? Tout simplement par génération. Une génération nait, fait ce qu'elle a à faire et disparait au profit d'une autre génération. Les plus adaptés renforcent l'espèce en donnant naissance à des êtres viables. La mort des individus, loin d'être quelque chose d'accidentel, est un élément dynamique et nécessaire pour l'espèce.
On pourrait aussi penser à la théorie de l'apoptose, dont on a parlé dans le cours sur le vivant. En termes moins scientifiques, on parle de "suicide cellulaire". C'est cette idée très contemporaine selon laquelle les cellules sont programmées pour se détruire pour éviter de parasiter notre métabolisme.
On voit que la "pulsion de mort" ne saurait se réduire à l'image d'une brute ou d'un terroriste qui cherche à détruire ses semblables. C'est un processus "naturel".
Il faut en conclure qu'il n'est pas possible de supprimer cette pulsion. Au mieux, on peut la canaliser. Comment ? Freud évoque deux premières pistes.
D'abord, il faut chercher à éduquer les hommes pour qu'ils "aiment leurs prochains". On sent une certaine gêne, dans l'utilisation du terme "amour", tout simplement parce que Freud revendique le terme. Il est vrai qu'après ce qui précède on se demande si ce n'est pas un trait d'humour.
Ensuite, il nous dit que si les élites étaient mieux éduquées, il y aurait peut-être moins de guerres. Ce n'est pas une idée originale, car Platon préconisait déjà de mettre un "philosophe-roi" à la tête de la Cité. Au XVIIIe siècle, il n'était pas rare d'entendre des philosophes des Lumières parler de "despote éclairé" (Voltaire) pour désigner un chef juste, car éduqué aux valeurs de la raison.
Freud souligne bien le côté utopique de ces solutions, comme s'il voulait s'excuser de les avoir proposées.
Vient enfin une question qui peut sembler désarmante, mais nécessaire et cohérente.
Avant de la formuler cette question, rappelons trois affirmations exposées dans cette correspondance. Premièrement, le droit résulte du meurtre du chef, sans les sociétés primitives. Les assassins s'entendent sur des règles de partage du pouvoir. Donc, le droit est l'expression d'un rapport de force.
Deuxièmement, les guerres sont tellement banales, qu'elles constituent même les limites des périodes historiques : "avant-guerre" et "après-guerre". Les périodes de paix sont exceptionnelles.
Troisièmement, il y a une pulsion de mort dans chaque être vivant.
Quand on admet cela, une question se pose : pourquoi est-on étonné, voire scandalisé, que les guerres existent ? Ne faudrait-il pas simplement admettre ce phénomène ?
Pour Freud, ce serait trop simple. Même si les guerres sont récurrentes, cela ne peut pas nous paraitre naturel. Il évoque trois raisons.
D'abord, un motif personnel ou égoïste. La vie est un droit absolu. Personne ne doit pouvoir choisir qui vit et qui meurt. Or, la guerre nous prive de ce droit. On nous explique que notre existence doit être conditionnée à telle ou telle idéologie. Selon quels critères ? Au nom de quoi devrions-nous sacrifier ce qui nous est le plus cher ?
Ensuite, il évoque un motif qui est plutôt d'un ordre social ou moral. Il fut un temps où la guerre portait un certain nombre de valeurs. Dans l'antiquité grecque, le courage sur un champ de bataille prouvait la noblesse du soldat. Cela lui permettait d'obtenir l'estime de tous voire de grimper dans la hiérarchie. La manière dont la guerre était menée reflétait aussi le degré de civilisation du groupe. Celui qui respectait son ennemi et qui n'achevait pas les blessés n'était manifestement pas un barbare. Or, Freud nous dit que les guerres modernes sont des massacres mécaniques, des boucheries aveugles qui ne représentent plus rien.
Enfin, et c'est sans doute l'argument le plus important, la guerre détruit la seule chose qui pourrait nous faire croire en l'homme : la "civilisation". C'est grâce à cette "culture" que nous nous éloignons de l'homme sauvage. Les guerres brûlent des musées, des bibliothèques, elles rasent des villes aux architectures élaborées, elles tuent des écrivains, des philosophes, des artistes… Bref, elles trainent des siècles de culture dans la boue. Pour Freud, personne ne peut admettre cela, sauf à être un barbare.
Qu'est-ce qu'un barbare ? Ce n'est pas une bête ou un animal, contrairement à ce que laisse entendre un discours convenu. Tout simplement parce qu'aucun animal n'est barbare ni cruel (voir le cours sur la morale). Un barbare dans le langage de Freud est un "pervers". C'est quelqu'un qui renverse les valeurs. Par exemple, il va mettre son intelligence à détruire la civilisation alors qu'il aurait pu contribuer à la grandir. C'est cette absolue incohérence qui rebute un homme éduqué. Comment conclure ? Freud laisse entendre que l'éducation à la raison n'est sans doute pas une solution pour éviter les guerres. Derrière le vernis moral de la conscience, il y aura toujours le dispositif pulsionnel de l'inconscient (voir le cours sur l'inconscient). Et puis, n'oublions pas que "rationnel", ne veut pas toujours dire "raisonnable". La science et la morale ne font pas toujours bon ménage, car la raison est une valeur ambiguë.
Que reste-t-il ? Peut-être l'éducation à la culture. En affinant nos sens, en apprenant à être exigeant quant à la nature des plaisirs que nous nous accordons, en accordant une importance à ce qui nous est étranger… Il sera possible d'être moins barbare. Quelqu'un qui a un peu de goût esthétique hésitera peut-être avant d'incendier une bibliothèque. C'est ainsi qu'il conclut : "Tout ce qui travaille au développement de la culture travaille aussi contre la guerre (page 20)".
C'est la proposition d'un humaniste. Mais d'un humaniste lucide, on n'imagine pas Freud mettre de côté son légendaire pessimisme. Trois ans avant la rédaction de cette lettre, il finissait son livre "Malaise dans la civilisation" par la phrase suivante : "Les hommes d'aujourd'hui ont poussé si loin la maîtrise des forces de la nature qu'avec leur aide il leur est devenu facile de s'exterminer mutuellement jusqu'au dernier. Ils le savent bien, et c'est ce qui explique une bonne part de leur agitation présente, de leur malheur et de leur angoisse. Et maintenant, il y a lieu d'attendre que l'autre des deux "puissances célestes", l’Éros éternel, tente un effort afin de s'affirmer dans la lutte qu'il mène contre son adversaire non moins immortel."
Cela laisse peu d'espoir.
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