: remy-reichhart.fr

Raison et émotions - Phineas Gage


 

RAISON ET ÉMOTION


Antonio R. Damasio L’erreur de Descartes, Edition Odile Jacob, nouvelle édition, janv. 2010.


"C'est l'été 1848. Nous sommes en Nouvelle-Angleterre. (…)Phineas P. Gage travaille pour la compagnie Rutland & Burlington Railroad et a la responsabilité d'une équipe nombreuse d'ouvriers, dont la tâche est de construire les voies ferrées nécessitées par l'expansion du chemin de fer dans le Vermont. (…) Le travail n'est pas facile. Le terrain est très irrégulier avec des couches rocheuses extrêmement dures. Plutôt que de contourner chaque escarpement, il a été décidé de faire sauter les rocs de loin en loin, afin d'obtenir un tracé plus rectiligne et plus horizontal. Gage supervise avec compétence l'ensemble des opérations. (…) Aux yeux de ses employeurs, il est (…) « le plus compétent et efficace » de tous ceux qui sont à leur service. Et c'est heureux, parce que la tâche demande à la fois performances physiques et capa¬cité de concentration, notamment quand il s'agit de faire sauter les mines. Celles-ci requièrent d'être préparées en plusieurs étapes obéissant à un ordre précis. Il faut d'abord creuser un trou dans le rocher. Après l'avoir rempli à moitié de poudre, on y insère une mèche, et on le bourre avec du sable. Ce dernier doit être tassé au moyen d'une tige de fer actionnée en une série de coups bien calculés. (…)
Il est quatre heures et demie, par une après-midi très chaude. Gage vient juste de verser la poudre dans le trou et de demander à l'ouvrier qui l'aide de la recouvrir avec le sable. Quelqu'un l'appelle derrière lui, et Gage regarde au loin, par-dessus son épaule droite, juste un instant. Distrait, il commence à bourrer la poudre avec sa barre de fer, alors que son aide n'a pas encore versé le sable. Presque instantanément, cela met le feu à la charge explosive, et la mine lui saute à la figure. (…)
La barre de fer a pénétré dans la joue gauche de Gage, lui a percé la base du crâne, traversé l'avant du cerveau, pour ressortir à toute vitesse par le dessus de la tête. Elle est retombée à une trentaine de mètres de là, recouverte de sang et de tissu cérébral. Phineas Gage a été projeté au sol. Il gît, tout étourdi dans la lumière éblouissante de l'après-midi, silencieux, mais conscient.(…)
L'article du journal médical de Boston signale que les témoins ont été fort surpris que Gage n'ait pas été tué sur le coup, et rapporte que « le patient a été projeté sur le dos par l'explosion » ; que peu de temps après, « les extrémités de ses membres ont été agitées par quelques mouvements convulsifs », et « qu'il a parlé quelques minutes plus tard » ; que « ses hommes (dont il était très apprécié) l'ont pris dans leurs bras pour le transporter jusqu'à la route, à quelques centaines de mètres de là, et l'ont assis dans un char à bœufs, et qu'il a ainsi voyagé en position assise sur plus d'un kilomètre jusqu'à l'hôtel de Mr. Joseph Adams » ; et que Gage « est sorti de la charrette, presque sans l'aide de ses hommes ». (…)
Survivre à une aussi grande blessure à la tête, ainsi qu'être capable de parler, de marcher et de rester lucide immédiatement après l'accident - tout cela est surprenant. Mais il va être aussi surprenant de voir Gage survivre à l'infection qui va inévitablement toucher sa blessure. (…)
Phineas Gage sera rétabli en moins de deux mois. Cependant, le côté étonnant de ce dénouement va être dépassé de loin par l'extraordinaire changement de personnalité que cet homme va connaître. Son caractère, ses goûts et ses antipathies, ses rêves et ses ambitions, tout cela va changer. Le corps de Gage sera bien vivant, mais c'est une nouvelle âme qui l'habitera. (…)
Ses principaux sens - le toucher, l'audition, la vision - étaient fonctionnels et il n'était paralysé d'aucun membre, ni de la langue. Il avait perdu la vue de son œil gauche, mais voyait parfaitement bien avec le droit. Sa démarche était assurée ; il se servait de ses mains avec adresse, et n'avait pas de difficulté notable de locution ou de langage. Et cependant, comme le raconte Harlow, « l'équilibre, pour ainsi dire, entre ses facultés intellectuelles et ses pulsions animales » avait été aboli. Ces changements étaient devenus apparents dès la fin de la phase aiguë de la blessure à la tête. Il était à présent « d'humeur changeante ; irrévérencieux ; proférant parfois les plus grossiers jurons (ce qu'il ne faisait jamais auparavant) ; ne manifestant que peu de respect pour ses amis ; supportant difficilement les contraintes ou les conseils, lorsqu'ils venaient entraver ses désirs ; s'obstinant parfois de façon persistante ; cependant, capricieux, et inconstant ; formant quantité de projets, aussitôt abandonnés dès qu'arrêtés [...]. Se comportant comme un enfant, il avait néanmoins les pulsions animales d'un homme vigoureux ». Il employait un langage tellement grossier qu'on avertissait les dames de ne pas rester longtemps en sa présence, si elles ne voulaient pas être choquées. (…)
Pourquoi rapporter cette triste histoire ? Quel enseignement est-il éventuellement possible de tirer d'un conte aussi bizarre ? La réponse est simple. Tandis que d'autres cas de lésions neurologiques qui se sont présentés à peu près à la même époque ont révélé que le cerveau était le siège du langage, de la perception et de la motricité, et ont fourni, de manière générale, des enseignements assez clairs, celui de Gage a laissé entrevoir un fait étonnant : d'une façon ou d'une autre, il semblait y avoir dans le cerveau humain des systèmes neuraux se rapportant davantage au raisonnement qu'à n'importe quelle autre fonction, et mettant en jeu, en particulier, les dimensions sociales et personnelles du raisonnement. Il semblait donc qu'à la suite d'une lésion cérébrale, on pouvait perdre le respect des conventions sociales et des règles morales antérieurement apprises, alors même que ni les fonctions intellectuelles fondamentales, ni le langage ne semblaient compromis. Sans le vouloir, le cas de Gage indiquait que quelque chose dans le cerveau se rapportait de façon spécifique à des caractéristiques propres à l'homme, parmi lesquelles : la capacité d'anticiper l'avenir et de former des plans d'action en fonction d'un environnement social complexe ; le sentiment de responsabilité vis-à-vis de soi- même et des autres ; et la possibilité d'organiser sa survie, en fonction de sa libre volonté. (…)
On ne peut pas dire que les altérations de la personnalité de Gage étaient légères. Il était devenu incapable de prendre de bonnes décisions, et celles qu'il prenait n'étaient pas simplement neutres. Elles n'avaient pas cet aspect de modération, caractéristique des personnes aux capacités mentales diminuées et qui ont peur d'agir. Au contraire, elles étaient ouvertement désavantageuses. On peut se demander si son système de valeurs était devenu différent ; ou bien s'il était resté le même, mais ne pouvait absolument plus influencer ses décisions. (…)
On ne peut pas dire que les altérations de la personnalité de Gage étaient légères. Il était devenu incapable de prendre de bonnes décisions, et celles qu'il prenait n'étaient pas simplement neutres. Elles n'avaient pas cet aspect de modération, caractéristique des personnes aux capacités mentales diminuées et qui ont peur d'agir. Au contraire, elles étaient ouvertement désavantageuses. (…)

Lorsque l'émotion est laissée totalement à l'écart du raisonnement, comme cela arrive dans certains troubles neurologiques, la raison se fourvoie encore plus que lorsque l'émotion nous joue des mauvais tours dans le processus de prise de décision.
L'hypothèse des marqueurs somatiques stipulait d'emblée que les émotions marquaient certains aspects d'une situation ou certains résultats d'actions possibles. L'émotion réalise ce marquage ouvertement, comme dans le « sentiment viscéral », ou à couvert, grâce à des signaux qui échappent à notre conscience. Quant aux connaissances dont nous nous servons pour raisonner, elles aussi peuvent être complètement explicites ou en partie cachées, comme lorsque nous avons l'intuition d'une solution. En d'autres termes, l'émotion joue un rôle dans l'intuition, processus cognitif rapide grâce auquel nous parvenons à une conclusion sans avoir conscience de toutes les étapes logiques qui y mènent. Il n'est pas nécessairement vrai que la connaissance des étapes intermédiaires soit absente, mais l'émotion livre la conclusion si directement et si rapidement qu'il n'est pas nécessaire d'avoir conscience de toutes les connaissances. Voilà qui correspond à la formule ancienne selon laquelle « l'intuition échoit aux esprits bien disposés ».






































.