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* La vérité


 

LA VÉRITÉ


Piotr Ilitch TCHAÏKOVSKI Iolanta


Ekaterina Scherbachenko (Iolanta)

Iolanta est le dernier opéra composé par Tchaïkovski en 1892, un an avant sa mort. Il eut un succès important en son époque et il fut même monté, deux semaines après sa création, à Hambourg par un certain Gustav Mahler, qui s'était entiché de l'œuvre.
Il est vrai que cette œuvre n'a pas la dimension d'un "Eugene Onéguine" ou de "La dame de pique", mais on peut difficilement la considérer comme une œuvre mineure.
On lui reproche souvent d'avoir été composée en même temps que Casse-Noisette (en théorie pour être jouée en première partie du ballet) et d'aucuns prétendent que cette seconde œuvre aurait monopolisé tout le génie de Tchaïkovski. C'est un jugement un peu rapide. Il suffit d'écouter le duo de Iolanta et Vaudémont pour se convaincre que c'est une pièce majeure.

Il est vrai qu'il y a peu de fioritures et que l'intrigue ne se perd pas en détails inutiles. En outre, il y a juste ce qu'il faut de romance, ni trop, ni trop peu. Le tout parfaitement cadré en un seul acte.
De quoi décevoir peut-être les mélomanes qui aiment les grandes envolées lyriques et les grands moments mélodiques (dont Tchaïkovski est capable).
De quoi satisfaire, en revanche, ceux qui aiment les bonnes constructions dramatiques et des musiques ajustées.
C'est une œuvre "efficace" – on se gardera de donner une connotation positive ou négative à cet adjectif.

Que dit cet opéra ?
Que la vérité n'est pas sans rapport avec la réalité.
Donc, qu'il faut se méfier des illusions.
Mais quelles sont les illusions auxquelles il faut se garder de céder ?
Là est la question.

Un auditeur attentif de l'œuvre et un lecteur attentif du livret s'amusera de voir que les solutions aux unes sont souvent elles-mêmes des problèmes. On cherche la vérité pour lutter contre le mensonge, mais le tout finit dans un vaste hymne religieux (on sait ce que Sigmund Freud, par exemple, pensait de la religion, en matière d'illusion). Et la vérité, n'est-elle pas elle-même une illusion ? (c'est ce que pense un autre ténor de la fin du XIXe siècle : Friedrich Nietzsche).
Et il est aussi question d'amour… (on entend déjà ce qu'en dirait Schopenhauer).
Donc, méfions-nous des illusions.

L'histoire ?
Un roi a une fille. Celle-ci naît aveugle.
Convaincu que cette cécité est une disgrâce et qu'elle peut conduire Iolanta à être malheureuse, il va tout faire pour qu'elle ignore son état. La Cour devra tout faire pour qu'elle reste dans l'ignorance et les étrangers sont interdits là où vit la princesse.

L'idée est-elle absurde ?

Oui, si l'on considère que notre champ perceptif doit être précisément composé de cinq sens et que ceux-ci doivent être intègres et se compléter.

Non, si l'on considère que nous pouvons avoir une idée juste du monde sans utiliser nos cinq sens. Car, après tout, nos perceptions ne sont jamais que des points de vue limités.

En effet, tous nos sens nous servent-ils toujours ?
1) Il y a de nombreuses "réalités" qui ne sont pas saisissables par tous nos sens – Peut-on voir un parfum ? Peut-on sentir un nuage ? Ils ne peuvent tous fonctionner en même temps.
2) N'y a-t-il pas une hiérarchie parmi les sens ? Quelqu'un qui aurait perdu le goût du palais, que perd-il ? Hormis le goût des aliments ? Est-ce aussi important que s'il perdait la vue ou l'ouïe ? Ils n'ont pas tous la même valeur.
3) L'absence d'un sens interdit-elle de comprendre le monde ? Quelle est la part de l'expérience réelle dans l'idée que nous nous faisons du monde ?
4) Les sens ne se compensent-ils pas lorsque l'un d'eux est défaillant ?
5) Les synesthésies nous prouvent que l'on peut voir (d'une certaine manière) en étant aveugle et entendre en étant sourd. C'est ce que nous apprennent les neurologues contemporains.

Bref, la question de la perception est vaste et complexe.

Le roi, lui, pense que sa fille est handicapée par sa cécité.
Il cherche à la protéger et pense bien faire. L'histoire montrera qu'il n'est pas un souverain égoïste et méprisant. Le souci de bonheur de sa fille est réel, ce qui ne veut pas dire que son geste est forcément intelligent.
Le médecin lui reprochera en lui disant qu'il a voulu, lui-même, être aveugle à la cécité de sa fille.

Mais, en réalité, la fille n'est pas vraiment aveugle. Du moins, sa cécité n'est pas irrémédiable.
Le roi va consulter les meilleurs médecins.
Parmi eux, il y a Ibn-Hakia, un Maure, une sorte de médecin philosophe.
Celui-ci comprend rapidement que Iolanta peut cesser de l'être si elle prend conscience de sa cécité.
Il semblerait que son corps ne soit victime que de l'absence de désir de voir.
Il lui suffirait de vouloir voir pour qu'elle trouve la vue.

Le médecin chante : "La guérison est possible à une seule condition (…) Elle doit connaître son malheur."

En termes médicaux, on diagnostiquerait froidement qu'elle est hystérique et qu'elle somatise.
On ne soupçonne pas Tchaïkovski de céder à la psychanalyse, mais il est difficile, pour nous, de ne pas faire le lien. Nous sommes en 1892 et la question est à la mode dans toute l'Europe.
Ainsi, ce dont souffre Iolanta, ce n'est pas d'être aveugle, mais plutôt de ne pas vouloir voir.

Le médecin dit (dans un air très célèbre) : " Il n'y a pas d'impression, dans l'univers, que seul le corps perçoive, tout comme dans la nature, le sens de la vue n'est pas enfermé uniquement en lui. Il faut que notre âme éternelle apprenne à connaître ce sens."

Il ajoute : "Lorsque la grande vérité atteindra son esprit, alors il sera possible que le désir éveille à la lumière les ténèbres du corps."
La condition de sa guérison est sans appel. Il faut qu'elle prenne conscience de son état afin qu'elle puisse commencer à désirer voir.

Quel est le vrai mal ? L'ignorance.

Traduisons le problème de Iolanta en termes philosophiques.
Comment cesse-t-on d'être ignorant ? Tout simplement en recherchant la vérité.
C'est ce que nous apprennent les philosophes.
On ne peut espérer être au contact du vrai sans faire l'effort de le rechercher.
Une vérité qui nous semble évidente est toujours une vérité suspecte. D'ailleurs, les évidences ne sont-elles pas, la plupart du temps, de vulgaires opinions ?
Délivrons-nous de l'opinion.
Mais cela peut-il se faire sans douleur ? Certainement pas. La mécanique nous apprend que les grandes dynamiques nécessitent de grands efforts. La vérité n'est pas une mince affaire. Contrairement aux rumeurs, elle ne court pas les rues.
Elle a un prix. Il faut payer, et principalement payer de sa personne.
Si Iolanta veut recouvrer la vue, il va falloir qu'elle apprenne qu'elle lui manque. Elle va devoir faire l'expérience de ce manque pour pouvoir vouloir guérir.
L'idée n'est pas neuve, mais elle est très cohérente.
En effet, comment pourrais-je vouloir découvrir la vérité si je ne suis pas sûr de l'ignorer.
Il y a une ignorance coupable, mais il y a aussi une ignorance saine. L'ignorance coupable, c'est celle qui ne doute de rien, celle de celui qui croit tout savoir. C'est la pire option. C'est l'une des définitions de la bêtise.
En revanche, l'ignorance soupçonnée, puis vécue, puis assumée, c'est le premier pas vers la sagesse.
On prétend que c’était l'une des devises de Socrate : "Je sais que je ne sais rien."
C'est le sésame qui permet de cesser de vivre en aveugle.

A ce propos, on peut évoquer l'un des passages les plus célèbres de l'histoire de la philosophie, le début du livre VII de "La République" de Platon. C'est la fameuse "Allégorie de la Caverne". Dans cette histoire, le disciple de Socrate nous raconte comment on peut cesser de vivre dans l'obscurité pour aller vers la vérité, en l'occurrence, vers la lumière. C'est aussi l'histoire de Iolanta.

Au fond d'une caverne vivent des esclaves enchaînés. Ils ne connaissent de la réalité que de vagues ombres d'objets qui défilent devant un feu qui se trouve derrière eux. Ils ignorent tout de l'apparence réelle de ces objets, car leurs chaînes les empêchent de se retourner. Bien sûr, ils ne sont pas non plus conscients qu'il existe un monde hors de leur caverne. Condamnés à ne voir que des ombres, leur monde est vague et obscur, tout comme l'idée qu'ils pourraient s'en faire.

Iolanta est-elle au fond de cette caverne ?
Peut-être. Sa cécité symbolise peut-être cela.

Comment sortir de cette caverne ?
Tout simplement en faisant face à la lumière. Pour ce faire, il suffit de se retourner. De se "convertir", au sens étymologique. À quoi se convertir ? Tout simplement au doute.
Mais ce doute ne va pas de soi. Platon nous dit qu'en faisant cet effort on souffrira. Il n'est pas aisé de se débarrasser de ses chaînes. Et puis, c'est une lapalissade, dans le doute, nous ne sommes sûrs de rien. Il faut pouvoir faire l'effort d'accepter de prendre le risque de s'égarer. Au premier abord, la vérité n'est rien de confortable.
Le Roi René demande au médecin : "T'engages-tu à ce qu'elle retrouve la vue ?"
Le médecin répond : "Tout est dans la main de Dieu, je ne puis rien promettre."

Iolanta devra apprendre qu'il lui manque un sens. Elle devra accepter l'idée qu'une partie de ce monde lui échappe. C'est un vrai danger, car s'il ne dépend que d'elle de trouver la vue, rien n'est assuré. Il se peut très bien qu'elle ne sache pas comment faire.

C'est un problème que rencontrent tous les apprentis philosophes. Dès que l'on sait qu'on ne sait rien, comment faire pour savoir ? Et puis, que faut-il chercher à savoir ? Enfin, qu'est-ce qui nous garantit que ce que nous croyons savoir n'est pas aussi faux que ce que nous nous sommes convaincus de renier quand nous nous sommes séparés de nos premières opinions ? N'est-ce pas la même certitude qui enchaine l'homme de la doxa et le savant ? Les deux ne croient-ils pas savoir ?
Voilà beaucoup de questions qui traduisent bien la difficulté qu'il y a à tenter de rechercher la vérité.
C'est par là que devra passer Iolanta.

Y arrivera-t-elle seule ? Comment Platon explique-t-il qu'il y ait des esclaves qui fassent tout cet effort pour sortir de leur confortable ignorance ? Tout simplement parce que celui qui est sorti de la caverne ne se contente pas de fuir. Ayant pris conscience de la beauté de la vérité et de la puissance du Bien (le principe suprême chez Platon), celui qui en a fait l'expérience retourne dans la caverne pour l'enseigner à ceux qui sont encore dans l'ignorance.
C'est le rôle (risqué) du philosophe.

En termes hégéliens, on pourrait dire qu'il faut un élément étranger qui permette de mettre en perspective la conscience : il faut stimuler la conscience pour qu'elle devienne consciente d'elle-même.

Nous sommes dans un conte, il y a un roi et une princesse, il viendra nécessairement le prince charmant.
Là, il s'agit d'un chevalier qui accompagne son ami Robert, duc de Bourgogne, dans le pays de Provence pour y rencontrer le roi René. C'est lui (avec le médecin Maure) qui jouera le rôle de déclencheur.

Qui est ce duc ? Celui à qui fut promis Iolanta quand ils étaient jeunes. Ils ne se sont jamais vus et il en aime une autre. Il va demander la faveur de ne pas épouser Iolanta afin de pouvoir convoler avec celle qu'il aime. Il vient refuser la main de la princesse. Qu'à cela ne tienne. Dans une histoire bien orchestrée, les destins se croisent et complètent les vides. Le chevalier Vaudémont prendra sa place.

Lorsque le duc Robert et le chevalier Vaudémont rencontrent Iolanta, elle dort. Ils se sont perdus et se trouvent par hasard, dans le jardin interdit aux étrangers.
Les deux sont éblouis par sa beauté, mais c'est Vaudémont qui sera le plus bouleversé.
- "Vous m'êtes apparue comme une vision de la beauté céleste, comme l'ombre d'un doux rêve, comme un pur trait d'inspiration…"

Cette rencontre suscite deux remarques :

- Elle n'est évidemment pas sans nous rappeler le conte de "La Belle au bois dormant". Celle qui, après cent ans de sommeil, va enfin découvrir le monde. Celle qui a dû affronter le monde des ombres pour mieux voir celui des objets réels.

- C'est une idée ingénieuse. En effet, si la première impression est déterminante, elle peut conditionner l'amour que Vaudémont va porter à Iolanta. En effet, il sera toujours convaincu qu'elle pourra voir, un jour. Pourquoi ? Parce qu'il n'a pu soupçonner qu'elle est aveugle. S'il y a bien une situation qui est commune aux aveugles et aux non-aveugles, c'est le sommeil. A priori, les deux dorment les yeux fermés.

Comment va-t-il se rendre compte de sa cécité ?

Sa rencontre avec elle lui semble tellement irréelle, qu'il veut un témoignage concret de la réalité de ce qu'il vit. Il lui demande de lui donner une rose du jardin dans lequel ils sont. Il la veut vermeille, comme les joues de Iolanta. Elle s'étonne : "Laquelle est-ce, je ne sais pas". Elle lui en tend une blanche. Lui en veut une rouge. Elle lui dit qu'elle ne comprend pas, mais s'exécute et lui en redonne une blanche.
Il comprend qu'elle ne perçoit pas les couleurs, ni tous les autres objets. Elle est aveugle.
Il s'émeut : "Qui a pu te priver de la lumière de Dieu ?"

Le duo est le sommet de cet opéra. Comme il en avait l'habitude, Tchaïkovski avait commencé l'opéra par ce duo. Il est vrai qu'il suffit presque, à lui tout seul, à justifier l'importance de l'œuvre.

Elle lui demande ce qu'est la lumière.

Étrangement, la réponse de Vaudémont n'a rien de physique. Il ne lui parle de pas de la clarté ou de l'intensité des rayons de soleil, par exemple. Il se place sur un registre cosmologique, voire religieux. La lumière est définie comme : "la première création divine, la gloire de la manifestation de Dieu, la plus belle perle de sa couronne."
Cette référence religieuse prendra de plus en plus de place dans l'œuvre. Jusqu'à la fin de l'opéra qui culmine par une sorte de prière commune de remerciement pour la vue retrouvée de Iolanta.
Paradoxalement, même pour un athée, cela n'est pas trop pesant.
Cela donne une dimension existentielle à la question de la vue, voire de la vérité.

La vue, ici, n'est jamais simplement l'organe des sens. Pas plus que chez Platon, du reste.
Elle permet de passer du monde des apparences à celui de la vérité. Par exemple pour aller du fond de la caverne au monde extérieur des Idées, dont il ne faut pas oublier que c'est un monde métaphysique qui existe réellement pour Platon.

Être privé de la vue ne signifie pas seulement "ne rien voir". Cela signifie aussi ne pas avoir accès à la vérité.

On peut remarquer que ce lien entre une idée chrétienne et l'antiquité grecque est un peu étonnante quand on sait que les grands visionnaires du monde grec sont aveugles. C'est le cas de Tirésias, Homère, Œdipe…
Il fut un temps où, pour voir loin, il fallait savoir ne pas se servir de ses yeux.

Ici, les yeux de chair et les yeux de l'âme sont liés. L'âme permet à la chair de voir. On l'a cité plus haut : " Il faut que notre âme éternelle apprenne à connaître ce sens."

Elle hésite, elle n'est pas convaincue. A-t-on besoin de voir pour connaître la beauté de la création ? Le chant du merle est-il visible ? Ne peut-on pas éprouver les mêmes sensations et les mêmes sentiments sans la vue ?

Il faudra un subterfuge pour la motiver.

L'accès au jardin où se promène Iolanta est interdit aux étrangers sous peine de mort. C'est ainsi que le roi René préserve sa fille, en ne la laissant entourée que de complices qui la confortent dans l'ignorance de sa cécité. Or, le chevalier Vaudémont a transgressé cet interdit.

Il est donc condamné à mort. Du moins, c'est ce que l'on fait croire à Iolanta.
En revanche, grâce lui sera accordée, si elle fait l'effort de se motiver pour trouver la vue.

La ficelle est grossière et fait du roi un homme peu subtil. Cela contraste avec le personnage tel qu'il nous est présenté depuis le début de l'œuvre.
Mais bon, le stratagème fonctionne puisque Iolanta trouve la force de vouloir voir dans la peur de perdre celui qu'elle aime.

L'idée n'est pas sotte. Si la vérité est l'expression de la raison, il faut parfois trouver des raisons pour se motiver à chercher la vérité. L'amour n'est-il pas un bon remède ?
N'est-ce pas cela que l'on trouve dans l'étymologie du mot philosophie (amour de la sagesse) ?

Là, c'est plutôt un amour charnel qu'un amour éthéré, mais l'un ne conduit-il pas à l'autre ?
De la même manière que la lumière de l'âme permet d'avoir accès à la lumière des sens, peut-être que l'amour des sens permet d'avoir accès à l'amour du vrai.
Ici, cela paraît logique.

Le final est un chœur magnifique, très digne, très profond.
C'est une musique pleine, sereine.
C'est presque une cérémonie religieuse, car, fidèle à la tradition orthodoxe, on remercie Dieu pour ce que le peuple considère comme un miracle. On y retrouve la gravité de l'ouverture.
La boucle est bouclée, mais pas sur elle-même, car désormais Iolanta ne vit plus dans l'illusion.
Du moins, pas dans l'illusion que le monde est invisible.
Schopenhauer pourrait objecter que la fin de cette illusion en fait naître une autre, sans doute plus pernicieuse, celle de l'amour.

Mais cessons là et laissons à Iolanta le soin de profiter de sa nouvelle vie.













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