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* La croyance et le réel


 

LA CROYANCE ET LE REEL


Giuseppe VERDI Othello


Renata Scotto (Desdémone)

"Othello" est la deuxième, des trois œuvres de William Shakespeare, mises en musique par Verdi.
La première c'est "Macbeth" en 1847, quarante avant celle-ci, et la troisième c'est "Falstaff" en 1893, six ans plus tard.
"Othello" est l'avant-dernier opéra de Verdi, il a 74 ans et il est probablement au sommet de son art.
L'œuvre est brillante, dynamique et les arias sont splendides.

La grandeur de la musique contraste absolument avec la petitesse des personnages. Des mélodies sublimes accompagnent des sentiments mesquins et des comportements sordides.
C'est l'exploit de Verdi et de Shakespeare et c'est ce qui fait qu'ils nous fascinent autant.
Ils débusquent les pires travers de l'humanité avec une telle grâce poétique qu'on ne peut pas se contenter de les condamner comme s'ils nous étaient étrangers. Ils nous obligent à reconnaître que cette petitesse est aussi une part de nous-mêmes.
Quand Othello chante (Acte II, scène 5) le célèbre passage :
- « Si per ciel marmoreo giuro ! Per le attorte folgori ! … Dio vendicato ! » (Par le ciel ardent, je jure ! Par le foudroyant éclair ! Dieu terrible et vengeur ! »)
nous partageons sa souffrance et peut-être son envie de vengeance. Nous savons bien que ce serait injuste, mais la beauté de l’aria nous détache du contexte pour ne plus faire exister que l’humanité de ce sentiment que nous avons tous éprouvé (à des degrés divers).

La beauté révèle l'humain tout en nous le rendant familier.

Notons que quand l’aria est belle et que le contexte demeure, surtout s’il est justifié, on peut atteindre des summums.
La scène 2 de l’acte IV en est le meilleur exemple. Qui peut rester de marbre en écoutant Desdémone qui invoque la Vierge : « Ave Maria… » sachant que cette scène scelle son destin injuste ? La beauté de la musique mêlée à la compassion pour le sort de l’héroïne ne peut que faire vibrer notre humanité.

On cite souvent Othello non pas pour les deux personnages principaux (Othello et Desdémone), mais pour un second rôle : Iago. C'est un tel génie de la bassesse, qu'il est devenu le symbole même de la traitrise. C'est sans doute l'un des personnages les plus haïs (avec Scarpia dans "Tosca" de Puccini) de tout le répertoire.
Il faut admettre qu'il est particulièrement odieux, ce qu'il assume pleinement. Au début du deuxième acte, il chante : "Credo in un dio crudel che m'ha creato simile a se" ("Je crois en un dieu cruel qui m'a créé à son image").
Il n'a d'autre valeur morale que son propre intérêt. Au sens kantien, il est le personnage immoral par excellence. Il est parfaitement incapable d'un acte désintéressé.

Il est compréhensible qu'on lui accorde autant d'importance, car il est pièce maîtresse de l'histoire. Ce sont ses intrigues, ses mensonges, ses trahisons qui dynamisent les évènements. Il manipule à peu près tout le monde, tout en prenant bien soin de rester en retrait.
En revanche, il serait très réducteur de croire que tous les autres acteurs ne seraient que les victimes de ce démon machiavélique.
Plaidons plutôt pour une responsabilité collective et tâchons de montrer comment, en additionnant les petites mesquineries des uns et des autres, on parvient à faire une grande tragédie.

De quoi est faite cette tragédie ?
D'un simple fait divers, mais qui se passe dans le grand monde.

Qu'est-ce que ce "grand monde" ?
C'est un monde normal, mais où les acteurs voient tout en grand, parce qu'ils se sentent grands.
C'est, par exemple, un monde où on ne fait pas une "dépression nerveuse", on a plutôt une "surconscience de la fragilité métaphysique de l'homme". On n'est pas non plus, comme le boulanger de Pagnol, vulgairement "cocu", on "vit une profonde et insondable trahison".
Ainsi le "Don Giovanni" de Mozart, n'est pas qu'un simple obsédé sexuel, violeur et assassin. C'est plutôt l'incarnation du "désir demeuré désir" (pour paraphraser injustement l'excellent René Char).

Comment résumer "Othello" ?
C'est l'histoire d'un homme qui tue sa femme parce qu'il est convaincu qu'elle le trompe".

Qui est Othello ?
Quelqu’un qui est plutôt obtus voire violent.
Il n’hésite pas à jeter Desdémone à terre, devant une audience médusée (Acte III, scène 7)
Tous : « Orrore ! Orrore ! » (« Horreur ! Horreur ! »)
Lodovico : « La mente mia non osa pensar ch’io vidi il vero. » (« À cet affront mes yeux ne peuvent croire… »)
Plus haut, il dévoilait ses sentiments (Acte II, scène 5) :
Othello : " Una è povera preda al furor moi !" ("Une mort est trop peu pour ma fureur").
(…) "Ah, sangue ! sangue ! sangue !" ("Du sang ! Du sang ! Du sang !")

Cela suffit-il à juger Othello ?

Certes, non.
On est au début du XVIe siècle et les mœurs de l'époque exigent ce genre de démonstration publique. Il faut "laver son honneur" (si tant est qu'une telle expression n’ait jamais voulu dire quoi que ce soit).
Rappelons au passage que l'un des plus grands musiciens de la fin du XVIe siècle, Carlo Gesualdo (1566/1613), a assassiné sa femme ainsi que celui qu'il a surpris avec elle dans son lit. Il n'a pas vraiment été inquiété pour cela.

N'oublions pas non plus que nous sommes dans un drame shakespearien et que les histoires de coucheries, ou supposées telles, ne finissent jamais dans le bureau d'un conseiller matrimonial.
À l’opéra, il faut du bruit et de la fureur.

Il y a une vraie dimension philosophique à cette histoire.

L'une des questions qui viennent à l'esprit, au contact de cette œuvre, est la suivante :
La vérité est-elle quelque chose qui s'impose à notre esprit du "dehors" ou le vrai n'est-il que ce à quoi nous sommes prêts à croire ?
Toute vérité ne repose-t-elle pas sur une croyance ?
Au moins sur la croyance que la vérité à laquelle nous adhérons est une vérité ?

Par exemple, les apparences suggèrent que le Soleil tourne autour de la Terre. C'est ainsi qu'on le voit. En revanche, la science nous dit que le mouvement réel est l'inverse. Et il est vrai que, logiquement, le mouvement apparent du soleil est le même dans l'hypothèse du géocentrisme (Soleil qui tourne autour de la Terre) et de l'héliocentrisme (Terre qui tourne autour du Soleil).
Aristote et Ptolémée, les deux défenseurs de "l'ancien système", ne sont pas ridicules. Ils se contentaient de chercher à rendre compte de ce qu'ils voyaient.
Qu'est-ce qui fait qu'aujourd'hui nous n'accordons plus aucune valeur à leur système. Pourquoi admettons-nous que la réalité va à l'encontre de l'apparence ?
Peut-être tout simplement parce qu'on a foi en la science. On y croit.

Ce n'est pas aberrant. Tout être humain, aussi rationnel soit-il, a besoin de se sentir solidaire de ses actes et de ses pensées. Il a besoin de croire à ses affirmations. Bien sûr cela ne signifie pas que l'on puisse mettre sur le même plan un obscurantiste religieux et un scientifique.
Il y a des croyances plus ou moins stupides.
Si je vois un éclair et si j'entends le tonnerre sous un ciel noir en pleine après-midi, je peux croire qu'il y a un orage imminent. C'est très cohérent.
Si je pense que je vais gagner au loto un vendredi 13, parce que cela porte chance. C'est relativement stupide.
Mais, il n'en demeure pas moins que nous ne pouvons produire une idée du monde sans consentir, d'une manière ou d'une autre, à ce monde.
"Il faut y croire", comme on dit.

C'est ce qui arrive à Othello.
S'il est convaincu de l'infidélité de sa femme, ce n'est pas parce qu'elle est réellement infidèle, c'est parce qu'il y croit. Mieux, peut-être même parce qu'il veut y croire.
Sans vouloir psychanalyser le « Maure » (c'est ainsi qu'il est désigné), on est quand même un peu surpris de l'empressement qu'il ne met pas à s'interroger sur la pertinence de son doute.

Il est vrai qu'on cite souvent la fin de l'acte II où Othello chante (à Iago) :
" Per l'universo ! Credo leale Desdemona e credo che non lo sia ; te credo onesto e credo disleale… La prova io voglio ! voglio la certezza !" ("Par l'univers ! Je crois Desdémonde fidèle et je crois qu'elle ne l'est pas ; je te crois loyal et je crois que tu ne l'es pas… Je veux la preuve, je veux être certain."

C'est une belle déclaration d'intention, mais, en tant que jury, nous ne sommes pas convaincus. En effet, la preuve apportée par Iago n'est pas recevable.
Cette preuve ne vaut, pour Othello, que par l'importance qu'il lui accorde.

Qu'est-ce que cette preuve ?
Un mouchoir (comme dans "Macbeth", autre œuvre de Shakespeare mise en musique par Verdi).

Iago a pris ce mouchoir des mains de sa femme, qui est la servante de Desdémone, et l'a remis à Cassio (le présumé amant, selon Othello). Il lui a présenté comme le témoignage d'une admiratrice. Ensuite, il s'est arrangé pour qu'Othello surprenne une discussion entre lui et Cassio, en lui laissant croire que l'amante dont parle Cassio est Desdémone. Le fait que Cassio sorte ce mouchoir à cette occasion va valider le délire du mari qui se croit trompé. En effet, pour lui, l'amante dont parle l'autre ne peut être que Desdémone puisqu'il reconnaît ce mouchoir qu'il lui a offert.

On appelle cela un paralogisme. C'est un faux raisonnement qui repose davantage sur la croyance que sur la raison.

Certes, Iago le pousse au malentendu, mais c'est bien Othello qui en tire les mauvaises conclusions.
S'il avait réellement cru à l'innocence de sa femme, il n'y aurait vu qu'une coïncidence.

Autre concession que nous pouvons faire : la version de Iago est possible. On peut très bien imaginer Desdémone amoureuse de Cassio qui lui aurait donné ce mouchoir, offert par son mari.
Ainsi, ce serait bien une preuve de trahison.
Mais, ce n'est pas le cas.

On voit bien qu'Othello donne la signification qu'il veut aux apparences.

Bien sûr tout cela finit très mal. Desdémone est étouffée par Othello, qui va finir par se suicider sur le corps de son épouse.

Pourquoi ce suicide ?

Tout simplement parce que la vérité finira par éclater. Othello va finir par comprendre son erreur. La femme de Iago va révéler le complot de son mari.
Là étrangement, alors qu’il n’y a aucune preuve tangible de ce qu'elle affirme, il va la croire. Lui qui s’est refusé d’accorder un crédit quelconque aux arguments de sa propre femme, croit la servante sur parole.
Comment cela est-il possible ?
Comment est-il revenu à la réalité ? Qu’est-ce qui l’a fait sortir de son délire ?

Tout simplement la mort de sa femme.
En effet, l’objet de son obsession ayant disparu, celle-ci disparait en même temps.
Le rideau de fumée qu’elle avait créé se dissipe et la réalité redevient visible.
Il retrouve ses esprits pour mieux perdre l’esprit, car les dégâts sont irréparables.

C’est Jacques Lacan qui affirme que « le réel, c’est quand on se cogne ».

Ici, le choc est de taille.





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