LA RAISONRichard STRAUSS Salomé
Nadja Michael (Salomé)... et la tête de Jean BaptisteAvant toute chose, précisons qu'il s'agit de "Richard" Strauss et non de "Johann" Strauss I ou de "Johann" Strauss II (les deux derniers étant l'un le fils de l'autre).
Pourquoi cette précision ? Tout simplement pour éviter que l'on croie que "Salomé" serait une sorte de compilation de valses viennoises.
"Richard" Strauss et les deux "Johann" sont à des années lumières.
Le génie innovateur du premier contraste avec le relatif conformisme des deux autres.
C'est bien ainsi qu'il faut aborder "Salomé. Comme quelque chose de neuf au sein d'une époque pas forcément prête à recevoir ce type d'œuvres. Si l'Allemagne l'accepte volontiers, l'œuvre sera interdite aux États-Unis pendant plus de quinze ans.
Il est vrai qu'à cette époque le monde des arts est plus hardi en Europe qu'outre-Atlantique (ce qui changera rapidement).
Pourquoi ?
Parce qu'une fois de plus (comme pour "Le couronnement de Poppée") les personnages sont assez immoraux.
Mais ici, il y a plus.
Le malaise du "Couronnement de Poppée" tient au spectacle affligeant de la prospérité du vice. Quoi de plus insupportable, pour un honnête homme, que de voir des crapules heureuses ?
Dans "Salomé", il y a un malaise plus "structurel", plus profond. Ce n'est pas juste une certaine idée de la morale qui est mise à mal, c'est tout un monde qui vacille. Ce n'est pas seulement Salomé qui semble sombrer dans la folie, c'est le monde sous-tendu par l'œuvre qui semble s'abîmer.
On assiste à un délitement progressif de la raison, qui reprendra son droit de manière très violente à la fin de l'œuvre. Il faudra tuer Salomé pour mettre fin à tout cela. Comme on conjurerait une fin du monde.
Historiquement, l'opéra se situe à un moment charnière. C'est la naissance du christianisme. D'ailleurs l'autre personnage principal, l'écho inversé de Salomé, n'est autre que saint Jean-Baptiste. L'un des premiers martyrs.
On sent bien que toute la pièce est en équilibre instable, comme si les évènements n'étaient pas inscrits dans une temporalité assez solide pour les contenir.
Tout cela est annoncé dans les premières répliques :
-"Narraboth : Comme la princesse Salomé est belle ce soir.
Page : Regardez la lune. La lune a l'air très étrange.
On dirait une femme qui sort de la tombe.
Narraboth : Elle a l'air très étrange. On dirait une petite princesse, qui
a des pieds comme des colombes blanches. On dirait qu'elle danse.
Page : Elle est comme une femme morte, elle va très lentement."
Le ton est donné. On a l'impression de voir "Le Cri" de Munsch. Le propos se situe entre la prophétie et le délire psychotique. On s'attend au pire.
L'homme n'est pas étranger à l'ordre de l'univers. Si celui-ci donne l'impression d'avancer lentement "comme une femme morte", il y a peu de chance que nous puissions ne pas y voir un signe.
L'action se passe sous Hérode Antipas (-21 / +39) an 30 après J.-C. en Galilée. Il détient prisonnier celui qui deviendra saint Jean-Baptiste ("Jokanaan" en allemand). C'est un prophète dont les paroles nous sont présentées comme incompréhensibles au début de l'œuvre. À vrai dire, cela tient plutôt du fait qu'il est enfermé dans une citerne et que son discours ne nous parvient qu'en borborygmes.
Hérode à une seconde femme, Hérodias, qui a une fille de son premier mariage : Salomé. Celle-ci est décrite comme étant d'une très grande beauté, mais il apparait assez vite qu'elle a une santé mentale un peu fragile.
Bien sûr, Hérode est amoureux de sa belle fille. C'est le moins que l'on pût faire dans un opéra qui se respecte.
En bonne déséquilibrée, Salomé est évidemment attirée par ces paroles "incompréhensibles".
Peut-être s'y reconnait-elle ou y reconnait-elle quelque chose de familier.
Après une rapide négociation avec le geôlier (qui non seulement se meurt d'amour pour elle, mais qui se suicidera d'amour pour elle), Salomé parvient à rencontrer le prisonnier.
Celui-ci la répugne, elle dit :
- "Il est terrible, il est terrible."
Puis :
- "Ce sont les yeux surtout qui sont terribles. On dirait des trous noirs où demeurent des dragons, on dirait des lacs noirs troublés par des lunes fantastiques . . ."
Mais, c'est peut-être pour cette raison qu'il l'attire.
On assiste au face à face de la belle et de la bête, à part qu'ici, c'est la belle qui sera la bête. Et pour la bête, cela ne fait aucune différence.
N'est-ce pas Rainer Maria Rilke qui, dans "Les élégies de Duino" dit : "Car le beau n'est rien autre que le commencement de terrible, qu'à peine à ce degré nous pouvons supporter encore ; et si nous l'admirons, et tant, c'est qu'il dédaigne et laisse de nous anéantir. Tout ange est terrible."
De cette contradiction naît un amour exclusif et démesuré.
On est loin d'un monde aseptisé où les sentiments s'expriment selon des règles et des codes prescrits par des limites morales ou culturelles. Ici, on est dans un registre passionnel où les contraires ne s'opposent pas nécessairement. Ils auraient plutôt tendance à s'attirer. On est très loin de ce monde de la raison où chaque chose agit selon une dynamique limitée et sur un objet précis. La passion est une illogique qui croit que tout peut naitre de tout et que le chaos est le seul vrai garant de la liberté. Si je peux aimer un monstre, c'est que tout est possible, c'est que je suis libre. Cela prouve-t-il que je suis moi-même un monstre ? Peut-être. Mais cela ne le prouve pas, cela se contente de le révéler. La passion m'apprend que je suis un monstre et c'est bien ainsi, car je suis enfin moi-même.
Voilà, ce que pourrait être la dialectique de la passion.
La contrepartie, c'est qu'elle ne cède en rien.
Hélas pour Salomé, elle est en face d'un saint. Il n'est pas prêt à céder. Il se permet même d'insulter Hérodiade en enjoignant Salomé à ne pas devenir… ce qu'elle est devenue.
Elle n'exige rien d'autre qu'un baiser. Du moins, formellement.
L'autre refuse.
Pour elle, Jean Baptiste lui doit ce baiser. Elle l'aura, même s'il faut lui couper la tête pour qu'il cesse de protester.
C'est ce qui va arriver.
Comment faire ? C'est simple. Il suffit d'appliquer la logique du même.
Je veux faire plier l'objet de mon amour ? Je vais me servir de celui qui m'aime.
Et ce sera efficace, car je sais exactement ce qu'il en coûte d'aimer.
Je peux donc fixer un prix exorbitant.
Il faudrait être singulièrement naïf pour croire que la passion ne sait pas calculer.
Alors, tournons-nous vers le maillon faible. Celui dont la faiblesse est de croire que le monde est immuable et qu'il est possible de le contrôler. Il s'agit bien sûr d'Hérode.
Il lui propose de réaliser ses désirs si elle danse pour lui.
On imagine qu'il pensait qu'elle aurait des exigences raisonnables, même s'il est prêt à des concessions importantes :
- " Tout, fut-ce la moitié de mon royaume."
Salomé exécute sa très célèbre danse des sept voiles. Ce qui ravit manifestement le tétrarque.
Chose promise… Elle demande la tête de Jean-Baptiste.
Hérode s'étonne, s'inquiète et cherche à négocier.
En vain.
Le bourreau finira par faire son office.
Salomé :
- " Ah! Tu n'as pas voulu me laisser baiser ta bouche, Jokanaan. Eh bien! Je la baiserai maintenant. Je la mordrai avec mes dents comme on mord un fruit mûr. Oui, je baiserai ta bouche, Jokanaan. Je te l'ai dit, n'est-ce pas? Je te l'ai dit. Eh bien! Je la baiserai maintenant."
La folie n'a pas à s'inquiéter d'être crédible. L'idée fixe cherche à se réaliser quoiqu'il en coûte. Elle voulait baiser ces lèvres, elle les baisera. Et peu importe que ce soit sur une tête détachée du corps. Et peut importe que ce ne soit pas un vivant, mais un mort.
La folie s'accommode de tous les expédients vu que plus rien n'est réel sinon l'idée qui la gouverne.
Celui qui se trouve interné dans une cellule capitonnée parce qu'il se prend pour Napoléon ne trouve pas cela juste. Il est indigné parce que toute l'humanité s'oppose à sa vérité à une vérité indubitable : il est Napoléon.
C'est cela la démesure.
Salomé danse avec la tête de son amant sur un plateau d'argent.
Salomé danse comme une folle ou est folle comme une danse folle.
Elle n'a plus aucune limite. C'est l'hubris grecque. Cette folie particulière qui abolit tout.
Mais c'est aussi cette folie qui met les dieux en colère.
Hérode (à Hérodias) :
- "Elle est monstrueuse, ta fille, elle est tout à fait monstrueuse."
Et c'est juste, car c'est cela un monstre. Un individu qui finit par trouver acceptable que tout ce qu'il pense est vrai parce qu'il le pense. Le monstre, suggèrerait un psychanalyste contemporain de Strauss, est celui qui ne se cogne plus. (" Il n’y a pas d’autre définition possible du réel que : c’est l’impossible ; quand quelque chose se trouve caractérisé de l’impossible, c’est là seulement le réel ; quand on se cogne, le réel, c’est l’impossible à pénétrer " dit Jacques Lacan). Il n'y a plus aucune résistance. Il existe seul, il a complètement investi le réel par son imaginaire au point ou son imaginaire devient le réel. Du moins son réel à lui.
Mais au fond, si cela l'isolait du groupe. Il n'y aurait rien à craindre.
Le problème est que la folie est contagieuse.
Ainsi, Hérodiade répond à Hérode :
- " J'approuve ce que ma fille a fait, et je veux rester ici maintenant."
Hérode se rend compte qu'il ne peut plus agir simplement en amant égoïste. C'est aussi un tétrarque, quelqu'un qui est censé être garant de l'ordre. Il se repend d'avoir cédé à Salomé.
L'antiquité (Grecque ou romaine) est très méfiante à l'égard de la démesure (apeiron), elle ne considérait pas que la folie est une affaire d'individu. Lorsqu'une société permet la démesure, elle se rend complice de celui qui la produit.
Nous ne sommes pas dans un système moderne où les responsabilités sont individuelles.
Là, les punitions sont souvent collectives.
Il faut donc arrêter la folle avant que la contagion ne gagne. Il dit :
"Cachez la Lune, cachez les étoiles".
Il fuit, terrifié, dans son palais.
Avant de quitter la pièce, il ordonne :
" Tuez cette femme."
Elle finira "écrasée sous les boucliers".
Une mort atypique en parfaite harmonie avec le personnage.
Belle société que celle qui se cache derrière une armée de boucliers prompts à écraser ce qu'elle a généré.
Sans le désir d'Hérode, jamais le désir de Salomé n'aurait été exaucé.