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* La liberté


 

LA LIBERTE



Giuseppe VERDI La force du destin


Maria Callas (Donna Leonora)

Cet opéra illustre l'une des formes que peut revêtir l'idée de liberté : le destin.

Pour un Occidental contemporain, c'est une notion très étrange, car elle semble contredire l'idée même de liberté. En effet, qu'est-ce que le destin ? Une machinerie implacable qui réalise un but unique, quel que soit le chemin que l'on décide de prendre. En ce sens, elle ôte toute efficacité au libre arbitre. Que nous allions à gauche ou à droite, cela ne modifiera pas notre lieu de destination. Peu importe qu'on y aille vite ou lentement, on finira par y arriver. Peu importe même qu'on se refuse à s'y rendre, on finira par y arriver quand même. Bref, on n'a pas le choix.
C'est une étrange idée de la liberté à laquelle les Grecs de l'Antiquité accordaient une très grande importance. Certaines religions contemporaines y souscrivent aussi.

En fait, c'est davantage une histoire, qu'une liberté.

L'histoire de notre vie, de ce que nous pouvons apporter au monde et aussi de ce à quoi on se doit de par ce que nous sommes. Cela part du principe que nous avons notre "part" (la "moira" chez les Grecs) à prendre et un rôle à jouer. C'est une histoire déjà écrite et notre liberté sera de pouvoir la réaliser le mieux possible.
Bien sûr, derrière tout cela il y a une certaine conception de la vie : le tragique. L'histoire d'Œdipe (voir l'opéra éponyme de Stravinsky) en est un excellent exemple. Conscient de son sort, Œdipe va tout faire pour y échapper. Mais les forces qu'il met en œuvre pour fuir ce destin sont précisément celles qui vont permettre sa réalisation.

Voilà peut-être l'un des noms de cette "force du destin" : l'ironie.

Écoutez bien l'introduction qui est dominée par un thème très fort (et très célèbre) qui semble fonctionner comme une sorte de tourbillon qui prend de plus en plus de consistances. À la manière du destin qui semble inexistant au début et qui impose sa logique avec de plus en plus d'insistance. Soudain apparait une mélodie très douce, qui se déploie régulièrement comme pour nous rassurer face à cet ouragan. A un moment, le leitmotiv initial se tait comme s'il abandonnait l'idée de diriger la musique. Assez vite, il est mis fin à cette idylle naissante, pour rendre au thème sa place centrale.

On y a cru. Ou plutôt, on a voulu y croire.

Le destin se moque de ce que nous voulons puisque quoique l'on fasse, nous finirons par réaliser ce qui était prévu.
Einstein disait que répéter deux fois les mêmes gestes pour vouloir obtenir un résultat différent est un signe de bêtise. Ici, à l'inverse, nous sommes au royaume de l'intelligence. D'une intelligence perverse qui se donne toujours raison, car même si nous pouvions imaginer mille manières différentes d'agir, nous finirions toujours par obtenir le même résultat.
Autre perversité : cette logique n'est pas visible. Elle laisse toujours entrevoir la possibilité de s'y soustraire. Aussi, la réalisation de ce destin nous est incompréhensible. Pour nous, à chaque étape de sa mise en œuvre, nous ne voyons pas une nécessité, nous ne percevons que du hasard.
Dans l'opéra de Verdi, c'est saisissant.
On finit même par se dire que les ficelles sont un peu trop grosses et que l'histoire n'est pas très crédible. D'ailleurs, Verdi lui-même s'en est inquiété. Dans la version originale, tout le monde mourrait. Il a écrit à son librettiste pour lui demander comment ils pourraient faire pour éviter tous ces morts. Ils finiront par sauver un personnage. Mais "sauver" est un bien grand mot, car c'est quelqu'un qui reste en vie après avoir radicalement tout perdu.
Mais le destin n'a que faire de ces hésitations d'auteur. Pour lui, la fin justifie les moyens, fussent-ils des incohérences qui pourraient naître d'un trop grand nombre de hasards.
Ici, la force du destin est celle qui s'ingénie à perdre les personnages. D'abord, elle leur fait perdre le contrôle de la situation (le coup de feu malheureux, la rencontre dans l'auberge, sur le champ de bataille…). Puis, tout simplement, en leur faisant perdre la vie.
Voilà peut-être la partie la plus crédible et la plus familière du destin : la mort. Celle vers laquelle on se rend quelles que soient nos décisions, notre âge ou notre condition. Heidegger souligne que : "A peine né, un enfant est déjà assez vieux pour mourir." C'est ainsi, c'est l'une des formes du destin.
Peu importe qu'on le veuille ou non.

Écoutez le magnifique air de Donna Leonora dans l'acte 2, quand elle invoque la clémence de la Vierge : "Madre, pietosa Vergine…". C'est l'un de ces airs immenses dont Verdi avait le secret. Mais un air d'une beauté vaine. La mort, est au bout.

Notre liberté sera peut-être de comprendre cette nécessité.

Après tout, le destin n'est pas forcément incompatible avec la liberté. C'est du moins ce que nous enseigne Spinoza dans l'Ethique.

Cette force du destin est-elle aussi décousue que cette histoire ?

Certainement pas, eu égard la mort. Peu importe, au fond, les choix que nous ferons, puisqu'à la fin de notre histoire nous-mêmes nous serons morts.
La preuve ?

Un dimanche, le 27 janvier 1901, mourrait l'immense Guiseppe Verdi.
Même, lui. C'est peu dire.

Ajoutons que le destin n'est pas toujours cruel.
D'abord, Verdi avait 87 ans. C'est un bel âge. Et puis, il était tellement aimé, qu'on prétend que les habitants de son quartier avaient mis de la paille et des draps sur la route qui passait devant sa maison, afin que les bruits des chevaux et des charrettes ne perturbent pas les derniers moments du Maestro.
On dit aussi qu'il y avait plus de trente mille personnes pour suivre son cercueil.

Belle vie, belle œuvre, belle mort : beau destin ?